Catégories Interviews

Somos Guerreras: « Si on veut l’égalité des droits, il faut combattre toutes les oppressions »

Publié le

Dans le cadre de leur tournée européenne, le trio de rappeuses féministes Somos Guerreras a fait une halte à Paris pour deux dates. Avant leur concert ce soir à 21h au 6b à Saint-Denis, Nakury (Costa Rica), Rebeca Lane (Guatemala) et Audry Funk (Mexique) ont parlé à Madame Rap de leurs divers projets, de leur vision des féminismes et de ce qu’être une femme dans le hip hop en Amérique Centrale signifie pour elles.  

Comment et quand vous êtes-vous rencontrées ?

Rebeca Lane : J’ai rencontré Nakury en 2013 à un festival de femmes au Nicaragua qui s’appelle Hall of Femme, où on animait des ateliers. On a sympathisé parce qu’on parlait toutes les deux de féminisme. Dans des lieux hip hop, c’était rare de parler de féminisme, même dans des espaces réservés aux femmes. Ce festival était organisé par des groupes féministes, qui se chargeaient de la nourriture et de la logistique, et les artistes hip hop géraient tout le reste. Ensuite, Nakury m’a invité à la release party de son album au Costa Rica.

Nakury : Nous avons enregistré un titre intitulé Jugando con Palabras. C’est la première chanson que nous avons enregistrée ensemble.

Rebeca Lane : Après ça, nous avons commencé à travailler ensemble. À l’époque, il y avait beaucoup de festivals hip hop et nous avons tourné en Amérique Centrale et au Mexique. C’est comme ça que nous avons rencontré Audry. Nous la connaissions déjà parce qu’elle m’avait sollicitée pour sa compilation Somos mujeres, somos hip hop, mais nous l’avons rencontrée en personne en 2015.

Audry Funk : Quand je les ai rencontrées au Mexique, elles préparaient une tournée en Amérique Centrale. Elles en ont parlé un jour dans ma voiture et je leur ai demandé si je pouvais me joindre à elle. Elles m’ont dit « oui, pourquoi pas ?! »

Rebeca Lane : Au Mexique, beaucoup de personnes refusent d’aller en Amérique Centrale. Il y a beaucoup de xénophobie envers la région parce que les gens pensent qu’il n’y a que des guerres et des pauvres.

Audry Funk : C’est vrai. Mais je me suis dit « pourquoi ne devrais-je pas construire des ponts avec mes sœurs ? » Nous sommes semblables. Je me sens très connectées à elles. Mon père vient du Chiapas, ce qui est presque l’Amérique Centrale.

Quand avez-vous commencé à tourner avec Somos Guerreras ?

Rebeca Lane : En 2016, nous avons commencé à tourner à Panama City, puis San José, à Tegucigalpa en Honduras, au Costa Rica, au Nicaragua, au Savaldor, du sud au nord. À Guatemala City, nous nous sommes séparées et Audry est partie à New York pendant deux ans. Nakury et moi avons poursuivi au Mexique. La tournée a duré deux mois également, mais nous étions plus jeunes à l’époque !

Nakury : Je me souviens qu’après ces deux mois, nous étions vraiment épuisées. On avait les lèvres gercées, les mains pleines de cicatrices. J’étais tellement déshydratée. Je suis revenue chez moi et les gens me disaient : « qu’est-ce qui t’est arrivé ? » « Une tournée en Amérique Centrale ! »

Rebeca Lane : Audry ne pouvait pas quitter les États-Unis à cause des politiques de Trump. Pendant deux ans, nous sommes restées en contact via Whatsapp et Nakury et moi avons continué de collaborer. Quand Audry a pu à nouveau voyager, nous avons entamé une tournée au Mexique en novembre 2018 et à New York en avril 2019.

Audry Funk : C’est notre première tournée européenne ensemble. On est sur la route depuis un mois et demi. Après la France, nous allons en Allemagne pour une semaine de concerts et après ce sera fini.

Existe-t-il beaucoup de groupes de rappeuses en Amérique Centrale ? Il y en a peu en Europe…

Audry Funk : Il y a beaucoup de filles qui font des trucs super en Amérique Centrale mais elles ne sont pas aussi visibles que les hommes.

Rebeca Lane : Les filles qui rappent aujourd’hui sont très jeunes. Je pense que quand elles voient des femmes plus âgées comme nous, cela les incite à faire des choses. En Amérique Centrale, il y a des crews de rappeuses, de danseuses et de graffeuses. Il y en avait déjà quand j’ai débuté mais elles étaient dans l’idée de « je veux être la seule, la seule femme. » Elles étaient hostiles aux autres femmes. La situation a changé aujourd’hui, mais c’est toujours très différent au Mexique, où on rencontre encore des femmes qui essaient de conserver les espaces qu’elles détiennent.

Audry Funk : Je faisais partie du premier crew de rappeuses mexicaines qui s’appelle Mujeres Trabajando. Tout le monde n’était pas féministe dans le groupe. À l’époque, j’étais la seule à ne pas être sur scène. Ce n’était que des hommes. C’était très dur pour nous, femmes. On a dû se battre beaucoup. C’était le premier pas, mais maintenant il existe de nombreux collectifs qui se rassemblent : des groupes féministes, des groupes de rappeuses… Les choses bougent.

Pourquoi pensez-vous que certaines femmes veulent tirer la couverture à elles ?

Rebeca Lane : Le hip hop est comme un gâteau. À cause du patriarcat, les femmes ont été amenées à croire qu’il y avait seulement une part de gâteau pour elles. Alors, en tant que femmes artistes, on se dit « je vais prendre cette part », au lieu de se dire « pourquoi je ne pourrais pas avoir la moitié du gâteau ? » C’est ça le féminisme en action. On peut être féministe en pensée et lire des livres mais tant que ça ne se traduit pas en actes, rien ne changera.

Avec Somos Guerreras, on a voulu faire le lien entre les pratiques féministes et le hip hop en disant « on ne devrait pas se battre pour cette part du gâteau, on peut travailler ensemble et même avoir notre propre gâteau ! »

Audry Funk : Nous faisons quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant en Amérique Centrale. Les médias ne nous sollicitent pas pour des interviews, car ils estiment que nous ne sommes pas assez connues mais nous faisons quelque chose de différent et c’est important de le dire.

Rebeca Lane : En ce moment, en Amérique Centrale, aucun projet d’homme n’a autant de succès que des projets portés par des femmes. Nous avons le soutien de la communauté hip hop mais aussi de groupes féministes et de groupes de femmes.

Nakury : Comme l’a dit Rebeca, le gâteau est très petit, donc il y a très peu d’opportunités pour un grand nombre de femmes. Cela créé un climat violent. Historiquement, les personnes qui organisent des événements en Amérique Centrale sont des femmes. À cause de la société patriarcale, les gens ont l’habitude de ne pas apprécier le travail des femmes. Cela nous a amené à réfléchir aux personnes pour lesquelles nous travaillions. Allons-nous continuer à travailler pour les hommes qui n’aiment pas ce que nous faisons ou juste pour nous ? Cette réflexion a été une motivation pour nous.

Aussi, il y a beaucoup de mecs qui ne reconnaissent pas notre travail et continuent de nous boycotter violemment et intentionnellement. Le soutien de personnes de différents endroits dans le monde nous a aidé à poursuivre notre travail social dans nos communautés. Certains hommes nous soutiennent, travaillent avec nous et nous aident beaucoup, mais cela reste une minorité.

Au fil du temps, de nombreux mecs nous regardent et se disent que nous sommes en train de détruire un système qui bousille tout le monde, même eux. Ils s’en rendent compte et modifient leurs comportements patriarcaux.

Avez-vous l’impression de faire de la politique et du militantisme en plus de faire du rap ?

Audry Funk : Pour moi, le simple fait de faire de la musique dans ce vieux monde d’hommes et cette industrie est de l’activisme. C’est innovant et nous brisons des barrières. C’est un acte politique.

Rebeca Lane : Nous sommes également actives en dehors de la musique, chacune à son niveau. Nous sommes engagées dans le militantisme féministe, écologiste, territorial, antiraciste, décolonial, l’aide aux migrants…

Nakury : Dans les événements que nous organisons, nous parlons des problèmes qui existent au sein de nos communautés. Par exemple, au Costa Rica, la scène du waacking fait du super boulot et parle des problèmes auxquels sont confrontées les personnes LGBTQ. Nous les aidons à organiser des événements et les soutenons en cas de problème. Nous voulons nous assurer que ces soirées sont inclusives et oublier les préjugés de la société pour défendre les droits de toutes et tous.

Comment définiriez-vous votre féminisme ? Y a-t-il un courant féministe dans lequel vous vous reconnaissez ?

Audry Funk : Intersectionnel, décolonial and communautariste.

Rebeca Lane : Je ne me définis pas comme une féministe communautariste car je ne vis pas dans les mêmes conditions que les femmes qui le sont, mais elles sont un peu mes professeuses. Ce féminisme est né au cœur des territoires indigènes au Guatemala, en Bolivie et en Équateur et consiste à unifier les luttes pour les territoires avec les luttes pour les droits des femmes. C’est anticapitaliste et anticolonial. Pour le féminisme occidental blanc, les femmes représentent la seule catégorie d’oppression. Mais il y a plusieurs autres catégories d’oppressions, comme la classe, la race, et la dimension coloniale, que nous comprenons maintenant grâce aux féministes noires qui ont parlé d’intersectionnalité.

Nakury : Intersectionnel, décolonial and communautariste. Je viens d’une zone rurale, où presque toute ma famille vit, et les femmes y combattent la violence conjugale et les violences faites aux enfants. À travers nos connaissances ancestrales qui disent que nous sommes connectés à la nature, elles nous apprennent que nous avons un sens commun. Si on veut l’égalité des droits, il faut combattre toutes les oppressions. Je pense qu’il est temps que l’Europe regarde ces territoires et apprenne d’eux.

Qu’avez-vous appris en travaillant et tournant ensemble avec ce projet ?

Audry Funk : J’ai appris combien s’unir avec des femmes puissantes pouvait être puissant, au lieu d’être en compétition avec elles. J’ai appris à comprendre d’autres réalités, mes sœurs et pourquoi elles portaient toutes un traumatisme historique dans leur corps (parce que toute personne qui vient d’un pays colonisé en a un).

De plus, je ne me sens plus seule. Il y a plein de femmes qui font des choses et qui se battent pour des buts communs. Parfois on se sent seule, mais ce n’est pas le cas. C’est important de le savoir parce que c’est comme ça qu’on peut créer des collectifs.

Nakury : Travailler en équipe nécessite beaucoup de coopération, de respect et de tolérance. C’est difficile mais c’est aussi très satisfaisant. Je les vois comme mes sœurs, elles m’apprennent beaucoup parce qu’elles sont plus âgées et ont plus d’expérience.

Rebeca Lane : Tourner dans des pays industrialisés m’a fait prendre conscience des privilèges que j’avais. Par exemple au Guatemala, je suis une femme métisse, donc je n’ai jamais subi de discrimination. Mais quand je suis allée dans des pays industrialisés, je me suis rendu compte que j’étais une femme de couleur. Cela m’a fait réfléchir à comment je reproduisais du racisme envers des femmes indigènes au afro-descendantes dans mon propre pays et comment je tirais profit de ce racisme structurel. En venant ici, je vois combien l’Europe profite de notre oppression parce que nous venons de pays colonisés. C’est l’une des leçons les plus difficiles.

Quand on vient en France et qu’on voit cet environnement paisible, les femmes qui marchent dans la rue et se sentent en sécurité, des trains qui circulent jusqu’à minuit avec personne qui n’a peur de monter dedans, on se rend compte à quel point il est difficile de vivre dans les conditions dans lesquelles on vit et combien le monde est inégalitaire. Nous devrions tous pouvoir vivre ça.  Leur paix est la conséquence des guerres dans nos territoires.

J’ai aussi appris à écouter les migrants. En Europe, les gens pensent faire preuve de solidarité en allant en Afrique ou en Amérique Latine et en postant des photos des choses qu’ils y font, alors qu’ici, il y a des gens venus d’Afrique, d’Amérique Latine et de pays arabes qui fuient la guerre. On n’a pas besoin de traverser la planète pour poster des photos exotiques alors qu’il y a des gens qui souffrent du colonialisme chez nous.

Dans nos pays respectifs, beaucoup de gens ne s’en rendent pas compte. Parce que nous vivons dans une petite bulle et nous pensons que nos problèmes sont les seuls qui existent.

Quels sont vos projets à venir ?

Rebeca Lane : Après cette tournée, nous allons retourner à nos projets solos. Pour 2020, nous voulons relancer le documentaire que nous avons commencé en 2016. Ça a été difficile de mener de front notre carrière individuelle, Somos Guerreras et de travailler sur le film. Nous voulons faire une autre tournée dans des conditions décentes et faire un documentaire décent sur les femmes en Amérique Centrale.

Que peut-on vous souhaiter ? Quels sont vos besoins en tant qu’artistes et en tant que personnes ?

Audry Funk : Payer mes factures. Avoir une vie décente et vivre de mon art. Je ne demande pas des millions mais j’ai juste besoin de payer mon loyer et de pouvoir payer mes projets parce que je suis une artiste indépendante. Je veux suffisamment d’argent pour faire les choses correctement. L’art est un travail qui mérite salaire.

J’ai aussi envie de faire plus de tournées, de sortir un nouvel album, de rencontrer plus de gens et de travailler avec plus de rappeuses et de femmes artistes.

Nakury : Je vais sortir un album à la fin de l’année qui parle des connections entre communautés et animer des ateliers avec mon label Lácteo Cósmico. Nous allons travailler avec des femmes de la communauté hip hop pour les aider à se professionnaliser, à comprendre les droits d’auteur, la technique, le son…

J’ai aussi pour projet d’écrire et de réaliser les clips de mon album. C’est un vrai défi pour moi parce que pendant longtemps, j’ai cherché l’aide d’autres personnes, surtout des hommes. À chaque fois que j’ai travaillé avec des hommes, ils voulaient tout changer : le script, les comédiens… Donc, je vais faire un projet avec plein de femmes ! Ça me faisait peur au début mais maintenant je me sens très heureuse et empuissancée parce que je me suis rendu compte que c’était la seule manière de faire.

Rebeca Lane : Je veux me reposer ! Je suis en tournée non-stop depuis 2015. Je suis épuisée et j’aimerais réussir à comprendre mes propres besoins. Ensuite, je travaillerai sur un nouvel album. Quand on vient d’un milieu ouvrier, on apprend qu’il faut travailler tout le temps et saisir toutes les opportunités parce qu’elles ne se représenteront peut-être pas demain. Je dois travailler sur ça et apprendre à trouver un bon équilibre. Donc au début de l’année prochaine, je vais peut-être me reposer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *