Les rappeuses Nua et So La Leï ont sorti le titre « Zéro Zéro » en janvier 2024. La première est angevine de naissance, la seconde est née à Quimper et a étudié à Lyon avant de s’installer à Angers. Les deux artistes émergentes nous parlent de l’histoire de cette collaboration, de leurs projets artistiques respectifs et de la place des femmes sur la scène rap de leur région.
Quand et comment avez-vous commencé à rapper ?
Nua : J’ai commencé à écrire des poèmes à 16 ans, en permanence à l’internat. J’étais très inspirée par Fauve. Je slamais, parlais dans ma tête.
Cette année-là, pour la première fois, j’ai rencontré un gars de mon âge qui a rappé devant moi. J’ai eu un déclic et un coup de cœur à la fois, je me suis dit : « moi aussi, je veux faire ça ». Je me suis tout de suite orientée vers une écriture rap.
J’ai rappé et c’était vraiment bon d’entendre ma voix sortir des mots qui résonnaient en moi. Exprimer mes souffrances et joies de cette manière, ça m’a émue.
So La Leï : J’ai commencé à rapper quand j’étais en dernière année d’étude à Lyon, il y a à peu près deux ans et demi. J’écoutais déjà du rap depuis le lycée et j’avais aussi une pratique personnelle d’écriture qui n’était pas liée à la musique.
Quand j’ai commencé à découvrir des femmes qui rappaient comme Princess Nokia, Biig Piig, IAMDDB, j’ai ressenti un grand sentiment d’admiration et de satisfaction. Elles sont hyper badass et je me suis dit : « moi aussi je veux faire pareil ! »
En parallèle, j’avais été convertie par des amis à Alkpote et Biffty.
Au début, ils m’insupportaient avec leurs paroles misogynes, puis je me suis dit que s’ils pouvaient se permettre de dire des trucs aussi salaces, pourquoi une femme ne pourrait-elle pas faire la même chose ?
C’est donc davantage par défi et provocation féministe que j’ai commencé à rapper.
Par la suite, la pratique du rap est restée car elle était très thérapeutique pour moi. Écrire, c’est déjà extérioriser, mais à un moment donné ce n’est plus suffisant.
Le rap m’a apporté l’opportunité d’exprimer ma colère, ma tristesse et mon sentiment d’injustice en interprétant mes textes par la voix.
Ce fut la découverte d’un outil d’expression hyper puissant pour moi.
Ensuite, c’est quand je suis arrivée à Angers que j’ai réellement commencé à apprendre les bases du rap (les temps, la rythmique…) car je ne connaissais absolument rien à la technique.
Aviez-vous des rôles modèles en grandissant ?
Nua : Ma culture musicale a commencé avec ma sœur, avec qui j’ai 7 ans de différence. Dès mes 8/9 ans, peut-être même avant, j’écoutais ses CD avec elle. Je n’aimais que les sons en français, le reste ne me parlait pas. J’avais besoin de comprendre les mots et de pouvoir les chanter ensemble, c’était cool. On a saigné les albums de Diam’s et aussi de Tragédie.
Ma construction musicale en solitaire à commencer au collège. Je n’écoutais quasiment que du rap et beaucoup la radio, notamment Skyrock. Diam’s, Keny Arkana, Lacrim, Mister You, Volts Face, Orelsan.
Au lycée, en boucle sur du Hugo TSR, Scylla et Sinik. Puis, je suis tombée sous le charme de la poésie de Fauve et Saez. Ça sortait de mon univers rap. Je suis touchée par la manière dont ils interprètent leurs mots et les mettent en images.
À 20 ans, à la fac, j’ai rencontré des musiciens. On a monté un groupe nommé Minuit Grand Max. Un live band hip hop soul, où j’écris et rappe la majorité de nos textes.
Avec eux, j’ai commencé à entendre et à comprendre ce qui passe au-delà des mots, à écouter les mélodies et les arrangements.
Ce fut mon deuxième déclic musical.
Avec Minuit Grand Max, on a étudié trois ans au Conservatoire à Rayonnement Régional d’Angers, en musiques actuelles. Ça a totalement modifié mon rapport à la musique. Ça m’a initiée à l’histoire de la musique et j’ai développé un grand intérêt pour la naissance du mouvement et de la culture hip hop aux États-Unis. J’ai pu approfondir mes références, apprendre le solfège, prendre des cours de chant, entendre la justesse des notes, sentir l’interaction entre les drums et de la basse dans une instrumentale.
On a dû faire une vingtaine de concerts avec le groupe. Ça m’a initié à la scène et à gérer le rapport au public. C’est toujours intense et généreux de jouer avec ces 5 musicien·nes sur scène.
Aujourd’hui, ce qui m’habite dans mon rapport à la musique, c’est le partage et la bienveillance. Ces valeurs sont véhiculées dans le mouvement hip hop, notamment illustrées par cette phrase phare de la Zulu Nation ‘’Love, peace, unity and having fun’’. De ce côté-là, dans les années 90’s, Da Brat, Queen Latifah, Lauryn Hill, Tupac, Cypress Hill sont des rappeur·euses qui m’inspirent.
Dans mes sons, je développe un univers plus personnel avec des récits intimes, liés aux rapports au corps, à l’amour, la colère, et au sentiment d’injustice.
Les artistes que j’écoute le plus sont Mac Miller, Little Simz, Shay, Lala&ce, Chilla, Disiz et Josman.
Quelques figures féminines émergentes qui m’inspirent sont Zinée, Yoa, Eesah Yasuke et Myra.
So La Leï : Je dirais ma sœur. Elle m’a appris à faire beaucoup de choses : nager, du vélo, du roller, la cuisine… Elle inventait des histoires pour m’endormir. Elle a beaucoup participé à ma culture musicale et artistique…C’était un exemple pendant très longtemps et j’avais beaucoup d’admiration pour elle.
C’est toujours le cas aujourd’hui, mais c’est plus équilibré. Je ne me sens plus être la petite sœur, il n’y a plus d’ascendant, on se soutient et on s’apporte mutuellement. On a grandi ensemble, on partage la même histoire familiale, on est toutes les deux militantes et on a toujours été proches et intimes.
Comment décririez-vous votre musique et votre identité artistique ?
Nua : Je raconte des histoires inspirées de mon expérience. J’adore rapper autant que j’aime chanter, alors je lie les deux. Là où j’ai le plus d’aisance, c’est sur du 90 BPM, avec des rythmes, chants smooth et groovy aux textes sensuels.
Pour autant, sur scène, j’ai plus de facilité à kicker sur des prods énergiques et c’est plus complexe pour moi d’interpréter mes textes intimes.
So La Leï : C’est assez difficile pour moi de répondre à cette question car à part le feat que j’ai fait avec Nua, je n’ai pas réellement de morceaux cleans, enregistrés. Je n’ai pas fait de choix d’identité artistique ni rien. Je n’ai pas une pratique régulière du rap et je suis encore en train d’apprendre et de découvrir les possibilités artistiques.
Je dirais que mon écriture varie entre des balades poétiques qui parlent beaucoup de mes traumatismes avec les hommes et de dépression. Et une autre partie de mon écriture est plus rentre-dedans, avec plus d’égo trip et parfois de la misandrie.
Le rap est le seul endroit où je peux me permettre d’exprimer cette colère sans que ça soit vu comme ma personnalité.
C’est ce que j’aime dans le rap : la possibilité de pouvoir s’inventer des histoires, des personnages, où de creuser à fond une émotion que tu ne valides pas et/ou que la société ne valide pas, mais que tu ressens quand même et que tu dois extérioriser.
Le rap me permet de me réconcilier avec des émotions que je ne m’autorise pas à ressentir dans la vie de tous les jours car je les trouve contre-productives, ou parce qu’elles ne correspondent pas à mes valeurs ou que j’ai en honte (jalousie, colère, misogynie, sexualisation…).
C’est un terrain de liberté où je peux m’affranchir de ce qui est politiquement correct. Une artiste que j’admire énormément pour son courage et sa force d’exprimer sa rage sans tabou c’est Ratur.
Actuellement, j’essaie de faire évoluer mon écriture et mon flow et je m’inspire beaucoup de Zinée, Adés the planet, ou encore Carmeline. J’essaie aussi d’avoir des sujets moins intimistes car ce n’est pas toujours évident d’oser partager sa vie en open mic ou autre.
Il y a en général beaucoup d’hommes et je me sens doublement vulnérable d’exposer mon vécu.
J’ai encore peur de casser l’ambiance ou de tomber sur des mecs en face qui en profitent.
Comment vous êtes-vous rencontrées et avez-vous décidé de collaborer ?
Nua : Nous nous sommes rencontrées lors de l’open mic ‘’La Mèche’’ que j’animais à Angers. So La Leï est une personne très lumineuse et sociable. On est tout de suite devenues amies.
Ça faisait du bien de retrouver quelqu’un pour kicker à n’importe quel endroit, à n’importe quelle heure.
So La Leï : On s’est rencontré à un événement de hip-hop dans un tiers lieu à Angers, le 122 (qui aujourd’hui a fermé faute de moyens…). J’étais à Angers depuis peu et je cherchais à rencontrer des meufs qui rappent car je me sentais seule dans ma pratique et j’avais du mal à évoluer sans partage.
J’ai regardé la programmation de l’évènement et j’ai vu qu’il y avait une femme inscrite, Nua. J’ai écouté tous ses sons et je suis allée la rencontrer. Je me suis présentée à elle et à la fin de la soirée on s’est retrouvée dehors à freestyler pendant une heure et ensuite on a appris à se connaître.
C’est quelques mois plus tard, autour d’un apéro, qu’elle m’a parlé d’un texte qu’elle avait commencé à écrire.
On a commencé à délirer sur l’idée de faire un morceau parodique qui reprendrait les codes d’un rap egotrip, capitaliste, souvent sexiste, pour en faire un dérivé plus féministe ou les codes genrés seraient inversés.
Comment est née l’idée du titre « Zéro Zéro » ?
Nua : L’idée est née lors d’un apéro un soir d’été avec So La Leï, Emmanuel Babin et moi. Nous nous projetions sur la conception d’un nouveau clip différent de ce qu’on avait déjà réalisé. C’est-à-dire avec un casting plus important et un scénario plus poussé et déjanté.
Comment avez-vous travaillé sur ce projet ? (Est-ce que vous avez écrit vos textes ensemble ? Comment avez-vous réfléchi au clip ? …)
So La Leï : Je devais rentrer en Bretagne, on a donc écrit chacune de notre côté, Nua m’avait envoyé l’instru qu’elle avait choisie puis je lui partageais mes textes pour qu’elle puisse travailler la structure du morceau que je validais ensuite. On a d’abord commencé à enregistrer chacune de notre côté pour que Nua puisse faire la maquette et à mon retour à Angers on a enregistré au Conservatoire.
Pour ce qui est du clip, on a travaillé en équipe avec d’autres amis et l’association Pink Us Dead. Manu était le réal et s’est occupé du script et moi, j’étais chargée des costumes et de l’identité vestimentaire.
Nua : On est parti sur l’idée de mettre en scène avec dérision des clichés de l’hyper masculinisation dans le rap ainsi que les images sexistes que ça véhicule.
L’un de ces clichés représentatifs est celui de ces rappeurs qui sont dans leurs clips, en comptant leurs liasses, entourés de jeunes femmes.
Ainsi, l’idée première qui nous est venue était de me représenter en cheffe de gang avec plusieurs mecs sous mes ordres. Lors de la discussion, j’ai réalisé́ que j’avais justement écrit un texte qui ironise les codes de l’egotrip cet après-midi-là.
On est parti de cette base. On a gardé le couplet 1 et le refrain de ce texte puis So La Leï a écrit de son côté. Enfin, on a coécrit le couplet 4 en arrangeant le tout avec la prod de Teva. Le titre s’est écrit à mesure de l’avancée du scénario et vice versa.
Quels retours avez-vous eu de la part de votre communauté et de votre public ?
Nua : On a senti une progression avec l’équipe de tournage avec ce dernier clip, une amélioration au niveau de la conception des costumes, des maquillages, du scénario, des images. Toute l’équipe et les figurant·es se sont impliqué·es dès le départ, donc merci vraiment à elles·eux.
« Zéro Zéro », c’est une direction artistique différente de ce que j’ai l’habitude de réaliser, chargée en dérision et en provocation.
Le son et le clip sont à la fois saisissants et déroutants. L’instrumentale ne contient pas de mélodies. Elle repose sur les drums, la basse et les Fx. L’ambiance est très métallique.
Cette proposition artistique est une première pour moi, une première expérience aussi de featuring.
Dans le clip, So La Leï et moi jouons un rôle, alors qu’à l’habitude, le personnage de Nua se rapproche plus de ma réalité́ quotidienne.
So La Leï : Personnellement, à part mes ami·es, de la famille et des connaissances, je n’ai pas eu d’autres retours. Donc ce n’est pas très objectif, mais les personnes sont très enjouées et trouvent le clip très professionnel. Sinon, on a pu jouer quelques fois le morceau sur scène et le public était réceptif.
A quoi ressemble la scène des rappeuses à Angers et dans la région ? Êtes-vous en lien les unes avec les autres ?
Nua : La scène des rappeuses angevines existe. La rappeuse Sally a fait partie de l’équipe Espoir dans la SMAC d’Angers.
Le Chadada a mis en place deux éditions du Elles Festival, dans lequel j’ai animé un open mic ainsi qu’un atelier rap et d’écriture en mixité choisie entre femmes et minorités de genre. Une vingtaine de personnes ont rappé à ces occasions.
Sur la région, à Rennes, je suis en lien avec Argalouve. Au Mans, il y a Wuu Jia et Odiyana. À Poitiers, Ottomat et Nosil B. À Tours, il y a Janes et les autres. À Nantes, Shadeblauck, Iazu, Tinaa, Evyle, Hvrley Qveen et encore de nombreuses autres.
Ces liens se sont créés à Nantes, lors du Summer camp, un stage de cinq jours en mixité choisie à Trempo en 2022. Lors du stage, nous avons été coachées par Pumpkin, Fanny Polly, KT Gorique, Tracy De Sà, des rappeuses francophones qui tournent à l’internationale.
So La Leï : À Angers, on a commencé à faire des sessions freestyles avec Nua et d’autres femmes. On a toutes une pratique de l’écriture différente, certaines chantent davantage, d’autres écrivent plus de la poésie et on s’amuse ensemble à se partager ça par la voix.
Pour ce qui est de la région, il y a beaucoup de rappeuses très actives à Nantes. Quand je suis arrivée à Angers, j’ai fait des recherches sur les lieux de rap en mixité choisie et j’ai découvert La Club, des ateliers que la rappeuse Pumpkin avait mis en place à Nantes. J’y suis allée et j’ai rencontré le XXFLY et d’autres rappeuses. C’est avec elles que j’ai fait mes premiers open mics sur des scènes en mixité choisie.
On est encore en lien de temps en temps, on a des conversations où l’on se partage les événements, les projets respectifs, les bons plans… Et on se croise de temps en temps sur des évènements rap.
L’année dernière, la rappeuse Eris Flowroform a créé Game Ovaire, une battle a capella en mixité choisie à Nantes, à laquelle j’ai participé. C’était une expérience incroyable et je la remercie d’avoir mis ça en place car je pense que je n’aurais jamais osé faire une battle sans cet environnement.
Dernièrement, je suis aussi allée au Mans pour une table ronde organisée par L’engrainerie, à laquelle la rappeuse Wuu Jia, que j’avais déjà rencontrée, m’avait invitée.
Est-ce que vous vivez de la musique ? Si non, est-ce un objectif à terme ?
Nua : J’alterne entre ateliers d’écriture, animations d’open mics et concerts en vue d’obtenir le statut d’intermittente du spectacle.
So La Leï : Absolument pas et pour l’instant ce n’est pas un objectif pour moi. Je ne cherche pas à être professionnelle. Pour moi, le rap ce n’est que du kiff, et j’ai peur qu’en l’inscrivant dans un objectif professionnel, ça change.
Le rap est une activité lucrative qui me donne beaucoup de joie, de force et de soutien émotionnel dans ma vie et je ne veux pas en faire quelque chose qui me rajoute des obligations et de la pression.
Je veux que le rap reste un espace de liberté où je peux m’amuser, qui me permet de faire des rencontres magiques et de partager des moments de solidarité. Je fais du rap aussi parce que c’est une manière de militer.
Quels sont vos prochains projets ensemble et/ou en solo ?
Nua : Lorsqu’on est dans la même ville au même moment, on joue le morceau ensemble sur scène. Sinon pour un nouveau feat, l’avenir nous le dira.
So La Leï : Pour l’instant, je n’en ai aucune idée. Mes prochains objectifs sont professionnels. Il ne me reste plus que quelques heures pour obtenir l’intermittence du spectacle en tant qu’artiste et costumière.
Mais j’espère bien que quand je les aurai, j’aurai plus de temps pour moi, pour faire de nouveaux projets artistiques et musicaux avec Nua mais aussi en solo. J’aimerais pouvoir explorer davantage la liberté artistique et identitaire qu’offre la réalisation de clips.
Que peut-on vous souhaiter ?
Nua : D’arpenter les villes et les salles de France, de trouver mon public et de m’épanouir dans mes futures compos.
So La Leï : Que je trouve ma place dans l’intermittence du spectacle et que j’aime mon travail. D’avoir l’argent et le temps pour m’épanouir artistiquement, d’avoir la curiosité et l’ambition de participer à d’autres projets qui me portent et qui portent la lutte contre toutes les violences et les discriminations qui nous entourent.
D’avoir toujours la force et le courage de m’engager, de dire ce que je pense et de faire ce que je veux.
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