Basé à Barcelone, Ladradora est un label indépendant et une agence de management et de booking qui s’occupe de 6 femmes artistes, dont les rappeuses espagnoles Albany, Kyne et Kitty110. Ses missions : contribuer à faire grandir cette communauté ouverte à toutes les identités et permettre aux artistes émergentes en Espagne de profiter de meilleurs accompagnement, conditions et opportunités pour développer leur carrière. Sa fondatrice Leonora Casacu nous explique l’évolution de ce projet lancé en 2019 et l’importance de visibiliser les femmes pour en inspirer d’autres.
Quand et comment est né le projet Ladradora ?
Nous avons lancé le projet en novembre 2019, mais il a pris forme tout au long de l’année. Au début, nous avons commencé uniquement avec le management et le booking, et pendant la pandémie, nous avons lancé le label et la partie éditoriale.
Le « comment » est un peu lié à ma trajectoire personnelle. Je travaillais depuis quelques années dans une major (Sony Music) et je me suis aperçue qu’il y avait un fossé entre les travailleurs « traditionnels » du secteur (notamment les managers, les bookers et les dirigeants) et les nouvelles générations d’artistes.
J’ai constaté que ces profils plus établis ne comprenaient pas pleinement le discours des nouveaux artistes, et que la plupart d’entre eux étaient des hommes de 40-50 ans, donc leur vision était loin de celle – par exemple – d’une jeune fille de 18 ans.
Plusieurs études sur les femmes et la musique montrent qu’il y a peu de femmes dans les branches plus techniques de l’industrie, ou dans le management, mais qu’il y a beaucoup de femmes dans les secteurs de la communication ou des relations publiques. Après avoir lu toutes ces infos, j’ai commencé à prendre conscience du rôle des femmes dans la musique, non seulement du point de vue artistique, mais aussi du côté entrepreneurial.
D’autre part, j’ai remarqué que j’avais des liens forts avec les artistes avec lesquels je travaillais parce que je comprenais la scène, parce que j’étais là (j’allais à ces fêtes, j’achetais ces vêtements, j’écoutais ces chansons…) Je le faisais parce que j’aimais ça, pas parce que je devais le faire.
Par ailleurs, j’avais une connaissance approfondie de toute l’industrie et des secteurs grand public et underground et j’ai vu qu’il y avait une opportunité, non seulement en termes de business, mais aussi pour vivre de ma passion d’une manière qui me semble juste.
Ladradora signifie « aboyeuse » ou « roquet » en espagnol. Pourquoi avoir choisi ce nom et en quoi représente-t-il votre projet ?
Beaucoup de mecs « machos » et de discours patriarcaux critiquent les femmes qui ont des idées claires et qui disent ce qu’elles pensent. Ils trouvent cela agressif, comme si les femmes devaient être des êtres dociles, qui ne discutent pas, ne débattent pas, disent oui à tout…
Pour discréditer l’opinion de ces femmes, le machisme a utilisé le mot « ladrar » (aboyer) avec un sens péjoratif. Avec Ladradora, j’ai voulu inverser ça et faire de ce terme péjoratif une forme d’empowerment.
Maintenant, j’ose dire ce que je pense, à voix haute, sans avoir peur de ce qu’on pourrait me répondre.
Désormais, je vais « aboyer ». Ladradora est une femme qui n’a pas peur de faire et de dire ce qu’elle pense.
Pourquoi avez-vous décidé de lancer ce label principalement dédié à visibiliser les femmes artistes ?
Pour donner un espace et des opportunités aux femmes qui n’avaient pas accès à ces structures.
Nous sommes continuellement inspirés par un grand nombre de femmes artistes qui ne font pas partie d’une scène très précise. Elles ont leur projet, elles sont vraies, authentiques, mais elles n’arrivent pas à trouver quelqu’un qui partage leurs idées.
Chez Ladradora, nous recherchons précisément cette connexion, parce que nous pensons que c’est super important d’aider les femmes et de créer des rôles modèles, pour qu’à long terme elles inspirent d’autres femmes.
Selon vous, en quoi les femmes sont-elles traitées différemment des hommes dans l’industrie musicale ?
Au niveau de l' »artiste », il y a encore beaucoup de dynamiques, de constructions et de structures machistes qui datent de plusieurs années et qu’on ne peut changer en un instant. En termes d’esthétique et d’image, de performance ou de spectacle vivant, dans la prise de décision, dans l’aspect technique, et la liste continue…
C’est comme si les artistes masculins pouvaient tout faire en travaillant moins, alors que les femmes devaient toujours en faire 1000 fois plus pour y arriver.
Par exemple, Rosalia est l’une des artistes les plus puissantes, intelligentes et novatrices que la scène musicale ait connu ces dernières années. Mais aujourd’hui encore, elle doit sans cesse démontrer qu’elle compose et produit sa musique, et qu’elle est la « propriétaire » de son propre projet et de ses décisions… Car inévitablement, elle est toujours remise en question.
Au niveau de « l’industrie », outre le fait que 90% des postes de direction sont occupés par des hommes (warning !), je me suis retrouvée dans de nombreuses situations où j’ai également dû en faire beaucoup plus qu’un homme…
Par exemple, lorsque j’arrive à un soundcheck, je salue toujours les techniciens et explique ce que nous voulons pour qu’ils voient que je sais de quoi je parle. Je sais que si j’étais un homme, j’arriverais aux balances, je me détendrais, et si je devais donner mon avis, je le ferais. Mais on m’a tellement fait sentir que je ne savais pas de quoi je parlais que je préfère montrer que ce n’est pas le cas dès le début et ensuite tout coule de source…
Dans les négociations également, de nombreux hommes sont intimidés par les femmes et se sentent soudain « attaqués » quand vous parvenez à un accord, alors que vous ne faites que votre travail.
Par exemple, à propos du pourcentage de royalties d’un artiste.
Si la conversation se déroule entre deux hommes, ils ne se sentent pas autant agressés (ou ils ont appris la dynamique), mais si vous exposez vos raisons calmement, simplement parce que vous êtes claire sur ce que vous voulez et que vous êtes une femme, cela leur paraît agressif parce que vous devriez être un agneau docile, dire oui à tout et ne pas avoir d’opinion du tout. C’est quelque chose que je ne comprendrai jamais.
J’ai vécu les pires expériences de ce type dans de grandes structures ou des multinationales…
J’ai vu l’une de mes idées, exprimée exactement de la même manière par un collègue, prendre soudainement de la valeur.
Ou des amitiés étroites entre les mecs qui occupent des postes de direction, rendant pratiquement impossible l’accès à certains postes.
Sans parler de la dynamique de ces structures pyramidales qui donnent l’impression que les femmes doivent être en concurrence les unes avec les autres pour un poste, alors qu’elles pourraient former une super équipe ensemble….
Heureusement, dans le secteur indépendant, je pense que nous apportons un grand soutien mutuel, que nous devenons plus fortes chaque jour, et que nous rencontrons de moins en moins ce genre de comportement.
En Espagne, les femmes sont-elles nombreuses à occuper des postes de direction dans l’industrie musicale ?
Selon une étude de l’association MIM portant sur des chiffres de 2021, il existe un net déséquilibre dans les postes de direction, où les femmes ne sont que 37 %. En outre, la plupart des femmes à des postes de direction sont indépendantes ou travaillent pour de petites entreprises (qu’elles ont pour la plupart fondées elles-mêmes).
D’après vous, en quoi le fait d’être un label composé uniquement de femmes peut-il changer la manière de promouvoir les femmes artistes ?
Il ne s’agit pas d’un changement dans la manière de promouvoir la musique, mais plutôt d’un changement dans la dynamique interne de l’entreprise.
Il s’agit de créer un espace où nous nous sentons à l’aise, où nous nous comprenons, où nous communiquons avec respect et attention, et où nous avons toustes les mêmes opportunités, indépendamment du sexe, de la race ou de l’orientation sexuelle.
Le fait que notre roster soit entièrement féminin vise à donner de l’espace et des opportunités aux filles qui n’en ont pas eu (en fait, il y a beaucoup de labels qui sont 100 % masculins et personne ne leur demande pourquoi, personne n’y pense). Le but pour nous est de ne pas avoir à dire que nous sommes un label féminin, pour que cela finisse par être quelque chose de naturel…
Et bien sûr, parmi nos collaborateurs, il y a des hommes, qui comprennent notre discours et qui ont des valeurs féministes.
Avez-vous l’impression que les mentalités évoluent depuis ces dernières années (notamment depuis #MeToo) ? Pouvez-vous donner des exemples ?
Il y a clairement une évolution. Ces dernières années, il y a eu une première étape de « prise de conscience » de toutes les inégalités présentes dans le secteur, et maintenant nous sommes dans la deuxième étape, celle du changement et de « l’action ». Et ce qui est important, c’est que le changement soit réel, et qu’il ne s’agisse pas de remplir des quotas ou de faire les gros titres.
En Espagne, l’année dernière, il y a eu deux festivals 100 % féminins, et vous savez qui était le booker ? Un homme. Cela arrive tout le temps dans tous les projets. En plus, ils ont organisé une conférence de presse avec trois femmes sur la photo, avec qui je n’ai jamais échangé par mail, juste pour l’image et la com…
En réalité, tant qu’il n’y aura pas de femmes et d’autres identités de genre aux postes de pouvoir et de décision, le changement ne sera pas réel.
Aujourd’hui au moins, il y a plus de visibilité pour les femmes artistes, plus d’opportunités, et c’est déjà un progrès, mais le changement doit venir de l’intérieur, et déconstruire toutes les structures établies jusqu’à présent.
Quel est votre propre féminisme ?
Le féminisme intersectionnel.
Comment Ladradora a-t-il évolué depuis sa création ?
Ladradora a commencé comme un projet personnel et un projet de management, avec beaucoup d’enthousiasme mais peu de perspectives commerciales. La pandémie est arrivée et le projet a failli s’arrêter, mais nous avons réussi à nous en remettre et nous avons profité de cette pause pour nous établir en tant que label et maison d’édition.
Depuis, nous avons travaillé sur des projets à 360º. L’année dernière, nous avons commencé à nous développer, en accueillant une nouvelle personne dans l’équipe. Cette année, le but est de continuer, d’accueillir une nouvelle personne dans l’équipe et aussi de pouvoir représenter plus d’artistes.
De combien de personnes se compose votre équipe et quel est le rôle de chacun·e ?
Pour l’instant, nous sommes deux permanentes et nous cherchons à en intégrer une troisième. Pendant longtemps, il n’y a eu que moi… C’est un chemin difficile et il est compliqué de générer les revenus nécessaires pour payer les salaires.
Sur le reste des postes, nous travaillons avec des freelances experts dans chaque domaine.
De quoi manquez-vous aujourd’hui pour vous développer davantage ?
En termes de revenus, le secteur est encore précaire, surtout pour les artistes émergentes.
Il y a peu de soutien et nous manquons généralement de fonds pour réaliser les projets que nous voulons vraiment faire. Cela signifie que nous effectuons le travail de 5 personnes et que nous avons donc moins de temps pour réfléchir, trouver des idées et générer de nouveaux projets, ce qui est un peu frustrant…
L’idéal serait de pouvoir faire plus de bénéfices (finalement, la plupart des bénéfices sont générés par une ou deux artistes) et de pouvoir investir davantage dans le développement de nouveaux projets.
Quels sont vos projets à venir ?
L’un des objectifs de 2023 est de développer davantage la carrière de nos artistes sur le plan international.
Nous sommes également en train de mettre en place des cycles musicaux Ladradora, pour donner un espace et une visibilité aux projets des artistes et DJs émergents. Ainsi, même si nous ne pouvons pas représenter tous les artistes que nous aimerions, nous pouvons apporter notre grain de sable à la scène. Ces cycles constituent également un espace de débat et de création, où naissent de nouvelles synergies entre artistes.
Enfin, nous avons continué notre projet de podcast « Ladradora Radio », désormais en collaboration avec la radio indépendante de Barcelone Dublab.es. C’est un programme mensuel où nous invitons différentes femmes de l’industrie musicale à parler de leurs projets et de leur vision, et ainsi à inspirer d’autres femmes.
Que peut-on vous souhaiter ?
On aimerait que Ladradora, et ses artistes, aillent à la rencontre du public français, que nos artistes collaborent avec des artistes français et que l’on puisse créer un vrai lien entre la France et l’Espagne !