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La Gale : « L’important c’est de s’accomplir et de ne s’excuser de rien »

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Après cinq ans d’absence, la rappeuse de Lausanne La Gale est de retour avec le clip Acrimonium, premier extrait de son troisième projet prévu pour le printemps. Issue de la scène punk, l’artiste helvetico-libanaise nous parle des similitudes entre rock et rap, de son statut d’artiste indépendante et de son féminisme. 

Tu viens de sortir le clip Acrimonium, qui annonce la sortie d’un mini-album chez Vitesse Records. Que peux-tu nous dire sur ce projet ?

Les prods n’ont pas été faites par une seule personne, du coup ça crée des ambiances qui passent d’un univers à un autre et du new school à du old school. Je me suis demandé à un moment de quel côté de la barrière je voulais être. Je suis à un âge où on ne sait pas trop de quel côté se placer dans le rap et puis je me suis dit « pourquoi faire un choix ? » J’avais juste envie d’être au plus proche de ce que je sais faire et ce que j’aime faire.

Ton deuxième album Salem City Rockers est sorti fin 2015. Que s’est-il passé pour toi depuis ?

J’ai tourné pendant un an et demi avec cet album, j’ai fait une pause, et j’ai refait une série de concerts en 2019. Quand tu tournes le même album constamment, ça peut être assez fatigant d’y croire et d’être authentique. Tu fais les choses de manière assez mécanique sur scène. Quand je ne me laisse plus vraiment surprendre, je me dis que c’est le moment de passer à autre chose.

Tu as commencé le rap en 2006. Qu’est-ce qui t’a donné envie de rapper à la base ?

Ça s’est fait un peu progressivement. Il s’est passé deux ans et demi entre le moment où j’ai splité de mon dernier groupe et le moment où j’ai commencé mon projet de rap. J’écoutais du rap depuis longtemps, j’écrivais des textes, un jour tu essayes, puis tu essayes un peu plus, après tu pratiques et tu y prends goût. Les retours ont été assez bons sur les premières scènes, donc c’est devenu une chose assez évidente.

On a pu te voir en 2011 dans De l’encre de Hamé et Ekoué de La Rumeur et en 2012 dans Opération Libertad de Nicolas Wadimoff. As-tu également de nouveaux projets dans le cinéma ? 

J’ai travaillé à l’écriture d’un projet de film qu’on a mis en stand-by car il est en lien avec le Liban, et vu la situation actuelle à Beyrouth, ça a rendu le travail hyper compliqué. Les personnes avec qui on travaille ont des impératifs qui ont diamétralement changé. Le scénario s’inscrit dans la sociologie actuelle au Liban et tout a été renversé d’un coup.

Le cinéma n’est pas ma discipline et l’écriture dans le cinéma peut être compliquée quand tu n’es pas familiarisée avec certains adages. Le cinéma est une machine compliquée, qui a un côté encore plus dégueulasse que la musique, en termes de reconnaissance, de parasitage et de problèmes éthiques. Je travaille avec des gens super et on va poursuivre le projet, mais j’avais besoin de revenir à quelque chose que je maîtrisais plus facilement.

Quels sont tes liens avec le Liban aujourd’hui ?

J’y ai de la famille et des amis, avec qui je suis en lien quotidien. C’est probablement plus compliqué d’y être que de s’y rendre. Il y a beaucoup de flicage et les forces gouvernementales et les milices sont à l’affût.

« Le rap est une musique établie ».

À quoi ressemble le quotidien des rappeuses·eurs à Beyrouth ?

Leur marge d’impact dépend de la langue dans laquelle ils rappent. S’ils ont un anglais bien maîtrisé, ils ont plus de chances d’accéder aux scènes en Occident. Mais c’est compliqué de vivre du rap. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de rappeurs qui vivent de leur art. Certaines périodes permettent de vivre de la musique (un projet, une tournée…), mais après, les gens passent à autre chose et ont d’autres jobs.

Quel regard portes-tu sur le(s) rap(s) actuel(s) ?

Le rap est devenu aussi massif que le rock a pu l’être à une époque. On retrouve plusieurs courants au sein d’une même mouvance. Il y a un monde entre certains artistes presque absents des réseaux et Cardi B. Il y a aussi une « popification » du rap, avec du rap FM, du rap de club, du rap hardcore … Le business a élu domicile dans le rap. Comme c’est l’une des musiques les plus écoutées au monde, c’est difficile de porter un regard unilatéral dessus et je ne peux pas te dire que je kiffe tous les raps parce qu’il y a même du rap d’extrême-droite aujourd’hui ! En tout cas, c’est une musique établie.

Toi qui viens du punk, quelles similitudes vois-tu entre le punk et le rap ?

Le punk rock a cette manière DIY de faire, avec de l’autoprod et les gens qui sont dans la démerde en termes de moyens de production et de distribution. C’est quelque chose dont le rap s’est inspiré en partie.

« Un punk est stigmatisé dans la rue parce qu’il a une crête, moi, c’est parce que j’ai une tête d’Arabe. »

Est-ce que tu dirais que ces deux courants musicaux souffrent des mêmes stigmates ?

Si on vulgarise oui, mais en fait non, parce que le punk rock a quand même été principalement joué par des Blancs, même s’il existe des courants afropunk par exemple. Si je schématise, peut-être que le rap est plus une question d’urgence et de nécessité et le punk rock, une question de choix. Un punk est stigmatisé dans la rue parce qu’il a une crête, des anneaux dans le nez et un look choisi. Moi, si je suis stigmatisée dans la rue, c’est parce que j’ai une tête d’Arabe. Dans le fond et dans la forme, on est dans des choses différentes même s’il existe un dénominateur commun qui prend ses sources dans du brut de décoffrage et une forme de colère.

Est-ce que le fait d’être une femme est aussi stigmatisant que « d’avoir une tête d’Arabe » ? 

Bien sûr. Dans le rap, c’est le milieu dans lequel je le vis le moins. J’ai fait des choix qui m’ont protégée de certaines choses : je n’ai jamais signé avec de grosses maisons de disques ou avec des grosses boîtes de booking, mais toujours avec des structures à taille humaine, avec, en bout de chaîne, des personnes qu’on connaît et qui comprennent nos réalités.

Mais selon d’où tu viens, tu n’as pas d’autre choix que de signer avec de grosses majors parce qu’il y a un contrat et que tu as besoin de becqueter. C’est là que le bât blesse et que le côté partriarcal vient s’immiscer. On te met un directeur artistique qui va te dire comment tu dois t’habiller, comment tu dois parler, qu’il faut être plus comme si, moins comme ça.

J’ai déjà eu ces discussions avec des collègues, mais moi, je n’ai jamais vécu ça. Je fais tout moi-même. Bien sûr, on travaille avec des bookeurs, mais on n’a pas de manager, pas de tour manager avec nous. Tous les gens qui participent au projet, le DJ, le technicien ou moi, sont payés pareil. C’est un cachet que je redistribue de manière un peu communiste parce qu’on passe le même nombre d’heures sur la route, sur scène et à attendre backstage. J’ai l’impression d’être dans un fonctionnement égalitaire.

Quel est le coût de cette indépendance ? 

J’ai refusé des rôles au cinéma parce qu’ils étaient contraires à mon éthique, j’ai refusé de bosser avec de grosses boîtes de prod musicale parce que je savais que ça allait m’énerver… La musique, c’est la seule chose que je maîtrise. Je ne vais pas confier cette maîtrise à quelqu’un d’autre. C’est le seul terrain où j’ai un contrôle quasi complet de la machine.

Le coût est de faire moins d’argent que ce qu’on voudrait, d’avoir moins d’exposition et de se faire plus rare parce qu’on a besoin de plus de temps pour faire certaines choses.

« Les femmes sont en train de renverser la vapeur et ça fait du bien. »

Est-ce que tu penses que le grand public est davantage prêt à accueillir des rappeuses aujourd’hui ? 

Oui, d’une part parce que les filles se sont mises à écouter plus de rap et elles ont envie d’entendre des rappeuses. D’autre part, parce que la voie a été ouverte par pas mal de gens notamment aux US. Le game commence à être maitrisé par de plus en plus de femmes, notamment noires. On est en train de renverser la vapeur et ça fait du bien.

Tu es fréquemment comparée à d’autres rappeuses, même si leur musique n’a rien à voir avec la tienne. Est-ce que ce n’est pas fatigant d’être comparée à d’autres artistes uniquement parce que ce sont des femmes ? 

Si, c’est là que tu vois que les gens s’attachent beaucoup à une esthétique et une écoute de premier degré parce que ça m’arrive extrêmement régulièrement d’être comparée à des artistes que je n’écoute pas du tout. C’est comme si toutes nos voix se ressemblaient, alors que ce n’est pas du tout le cas. Ça s’explique peut-être parce qu’on était que 5 à se partager la scène rap il y a encore dix ans.

Est-ce que ce n’est pas l’absence de représentations ou de rôles modèles qui crée ça ? 

Probablement. Mais ça va changer. Je pense qu’aujourd’hui, il y a plein de rappeuses à qui on ne me comparera pas et vice versa !

« Je suis pour un féminisme qui intègre la guerre des classes et un vrai antiracisme. »

Est-ce que tu te définis comme féministe ?

Oui.

C’est quoi ton féminisme ?

Pendant longtemps, je me suis retrouvée en dualité avec certaines personnes, parce qu’on me reprochait de ne pas assez parler du fait que j’étais une meuf dans mes textes, de ne pas être assez féministe ou parce que je partage la scène avec des hommes. Ça m’est arrivé dans des festivals où des femmes jouaient. Je suis claire, je n’ai pas de problème avec la non-mixité. Mais je partage mes projets avec des mecs, j’ai été élevée par une femme arabe, donc tout ça m’a opposé à certains courants féministes.  Je suis pour un féminisme qui intègre la guerre des classes et un vrai antiracisme dans son fonctionnement.

Est-ce qu’il y a des écrits ou des figures qui t’ont inspirée ?

Quand j’étais petite, Frida Kahlo, Janet Jackson, Lauryn Hill, Fairuz…  C’est plutôt ce que les gens font qui m’influence. Ça peut être des femmes scientifiques, des artistes ou la plombière qui est vient réparer mon évier. L’important, c’est de s’accomplir, de ne s’excuser de rien et de le vivre le mieux possible. Ça, ce sont des rôles modèles. Et certaines femmes ne s’autoproclameront jamais féministes, il n’y a pas besoin. Les patronymes et les étiquettes créent parfois des clivages un peu relou, mais je continuerai de m’autoproclamer féministe, c’est certain.

Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?

Je trouve que ça a bien évolué depuis le début. Votre site a un bon ratio d’interviews, d’articles et d’events. Je trouve que c’est important d’être sur le terrain du réel, donc les workshops et les résidences, c’est super. Et c’est important d’être le fer de lance de cette voie-là. Vous ne le faites jamais de manière condescendante et ça fait du bien.

Retrouvez La Gale sur Facebook, Instagram et Bandcamp.

© Matfocs

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