Alors qu’elle s’apprête à sortir un nouveau titre mi-janvier, la rappeuse franco-vietnamienne George Ka, basée dans le Val-de-Marne (94), nous a parlé d’écriture, de l’invisibilisation des Asiatiques, de métissage et de féminisme.
Comment as-tu commencé à rapper ?
Au début, je réalisais de petites vidéos pour moi avec des voix-off qui rimaient. Un jour, j’ai participé à un open mic de slam avec une de ces voix-off. J’ai enchaîné les scènes ouvertes, un ami m’a filmée et a montré ça un compositeur qui m’a proposé de mettre mes textes en musique.
Quel·le·s sont les artistes qui t’ont inspirée ?
En termes d’inspiration, je suis le cas classique de la petite sœur qui a écouté ce que lui donnait la grande : A Tribe Called Quest, Keny Arkana, Rocé… J’étais fascinée par les chansons que je pouvais écouter comme des histoires, celles d’Oxmo Puccino ou Jacques Brel… Le travail de Gaël Faye a été déterminant pour moi, il illustrait son métissage avec des images qui me donnaient envie de trouver les miennes.
Je ne connaissais pas un morceau de rap francophone qui rende hommage à la communauté vietnamienne, je voulais le faire exister.
Comment définirais-tu ta musique ?
Pour simplifier, je dirais que ça se situe entre le rap et la chanson. J’ai l’impression que mes textes sont un peu restés des voix-offs, j’aime décrire des environnements, des personnages, fictifs ou non. Parfois, on m’introduit comme une « slammeuse ». Pour moi le slam, ça décrit plutôt un événement, un lieu, un cadre où les personnes viennent déclamer des textes sans instrus.
Tu viens de sortir le titre Saigon. Pourquoi as-tu eu envie de parler du Vietnam et quels liens entretiens-tu avec cette ville ?
Ce qui me tenait à cœur avec ce morceau, c’était d’aborder un sujet qui touche beaucoup de personnes – la définition d’une identité quand on est métisse – avec pour arrière-plan Saigon, ses rues, la culture et la diaspora vietnamiennes. Je ne connaissais pas un morceau de rap francophone qui rende hommage à la communauté vietnamienne, je voulais le faire exister.
Je suis née d’un père français et d’une mère vietnamienne. En 2015, je suis partie vivre 7 mois à Saigon. Jusque-là, je ne m’étais pas rendu compte que quand tu es métisse, tu l’es sur les deux territoires.
Dans Saigon, je veux rendre hommage à notre héritage multiple, dont je tire énormément d’inspiration et de fierté, mais aussi expliquer l’inconfort et la perte de repères qu’on peut ressentir lorsqu’on est « moitié-moitié ». Pour que ceux avec des histoires similaires puissent s’y reconnaître et que les autres puissent comprendre.
De nombreux clichés gravitent encore autour des Asiatiques, hommes ou femmes.
Aujourd’hui encore, on voit très peu de rappeuses asiatiques en France. Pour quelles raisons d’après toi ?
De nombreux clichés gravitent encore autour des Asiatiques, hommes ou femmes. Des clichés qu’on connait tous : les Asiatiques seraient discrets, conciliants, dociles, sérieux à l’école… Une image tenace qui n’en font pas des candidats idéaux dans le monde du spectacle ou l’industrie musicale. Et puis, comme pour la sous-représentation des communautés noires, arabes et asiatiques au cinéma, l’absence génère l’absence : il est plus dur pour une jeune fille asiatique de s’imaginer devenir rappeuse si elle n’a aucun modèle auquel s’identifier.
Aujourd’hui, plusieurs auteures et artistes s’attaquent à ces clichés, comme Grace Ly, Thérèse Sayarath, Julie Hamaïde… Sur Instagram, je suis une jeune rappeuse qui s’appelle Sheng, qui se retrouve régulièrement en finale des concours de freestyle sur 1min2rap ou lerapfrancais. Je pense que des figures comme elles peuvent vraiment changer la donne.
Comment écris-tu tes morceaux ? Commences-tu par écrire ou par écouter des prods ?
Je décris beaucoup ce que je vois, des personnes, des anecdotes, ce que je ressens par rapport à des sujets qui me tiennent à cœur. Quand j’étais petite, j’avais besoin de tout décrire par écrit de façon un peu compulsive, ça me rassurait.
Habituellement, je prends une prod sur YouTube, je pose par-dessus, puis je bosse avec Siegfried. Il crée l’instru avec moi, étape par étape. J’adore bosser avec lui parce qu’il est très talentueux, mais aussi patient et bienveillant, il me laisse explorer toutes les pistes. C’est précieux de collaborer avec un ami qui vu le projet naître.
Pour les freestyles, c’est l’inverse. Via Instagram, certains beatmakers m’ont envoyé leurs prods – Glasender, MJFP, Alban Yé… – je laisse tourner en boucle et je vois ce qui vient. Récemment, j’ai participé au concours de freestyle du Règlement, c’était une prod imposée de Exkar. C’est cool d’avoir une contrainte, ça te fait un point de départ.
Quelles sont les femmes, connues ou pas, qui t’inspirent ?
Elles sont innombrables. Anaïs Nin, Agnès Varda, Christiane Taubira, Ru Paul, Ibeyi, Casey, Ali Wong…
J’ai grandi avec une mère et une grand-mère aux personnalités fortes, très drôles et qui manient la langue française avec précision. J’ai un lien très fusionnel avec ma sœur, c’est la personne en qui j’ai le plus confiance au monde, je la consulte systématiquement avant de prendre une décision. Elle est militante et a des idées qui prennent de la place.
En musique sur la scène actuelle, je suis profondément admirative de celles qui ont forgé un style inédit adossé à une écriture très riche, comme Kate Tempest ou Aloise Sauvage. J’adore passer du temps avec mon amie Anna Majidson, la chanteuse du duo Haute. Elle passe des journées entières seule en studio, elle produit, elle se forme, elle collabore avec des dizaines de musiciens différents, c’est une artiste complète.
Ce que je pense pouvoir faire à mon niveau, c’est d’alerter sur le statut de la femme dans l’espace public en décrivant ce qui se passe dans la tête d’une fille dans la rue à Paris à 4h du mat.
Te définis-tu comme féministe ? Si non, pourquoi et si oui, comment définirais-tu ton propre féminisme ?
Oui, je me définis comme féministe. La variété des opinions et des mouvements féministes ne m’empêche pas de me considérer comme telle, j’ai collé des affiches anti-féminicides aux côtés d’activistes dont je partageais l’indignation mais pas toutes les idées, je pense qu’on peut avoir des opinions différentes et être impliqué·e·s dans un combat commun.
J’ai envie d’utiliser ma musique comme vecteur de mes engagements, la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas le seul, mais elle en fait partie. C’est une lutte multiple et complexe, je ne me sens pas en mesure d’aborder tous les sujets. Ce que je pense pouvoir faire à mon niveau et en écrivant, c’est générer de l’empathie, alerter par exemple sur le statut de la femme dans l’espace public en décrivant ce qui se passe dans la tête d’une fille dans la rue à Paris à 4h du mat. Lutter aussi contre des conceptions normées du genre, avec des morceaux comme Garçon Manqué Fille Manquante.
Quels sont tes projets à venir ?
J’ai récemment participé au tremplin Levi’s Music Project parrainé par Gaël Faye, et j’ai sorti mon premier single Saigon le 21 octobre.
J’ai plusieurs morceaux à sortir, sûrement un par un plutôt que sous forme d’EP. Tout est encore assez artisanal et autoproduit ! Le prochain morceau sortira mi-janvier. Le 29 novembre, j’étais invitée par Excuse My French pour faire la première 1ère partie de Foreign Beggars. Je jouerai le 11 décembre au Breakfast Club et annoncerai bientôt d’autres petites dates à Paris.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
J’ai fait énormément de découvertes via Madame Rap, dont certaines artistes qui sont rentrées dans ma playlist quotidienne, comme Brö et Fanny Polly que je suis allée voir en concert par la suite. Je trouve que c’est un média essentiel pour prendre la mesure de la diversité et de l’ampleur du rap féminin et queer, et inspirer d’autres artistes à se lancer. Merci, ne touchez à rien !
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© Caroline Nasica