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Casey : « J’existe. Et c’est sans conditions »

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Depuis son dernier album avec Asocial Club il y a six ans, Casey a exploré la littérature féministe avec le spectacle Viril de David Bobée aux côtés de Virginie Despentes et Béatrice Dalle. Aujourd’hui, la rappeuse est de retour avec Ausgang, projet qui mêle rap et rock mené avec Marc Sens, Manusound et Sonny Troupé. Dans ce long entretien, l’artiste du Blanc-Mesnil nous parle de leur nouvel album Gangrène (disponible le 6 mars) et de son rapport au rock et au féminisme.

Tu as déjà exploré les liens entre rock et rap lors de ta collaboration avec Zone Libre. En quoi le projet Ausgang est-il différent ? 

Même si on retrouve Marc Sens dans les deux projets, ils n’ont pas été faits avec les mêmes personnes, donc ça ne peut être que différent. Et Zone Libre existait déjà, alors que là c’est un projet qu’on a monté tous ensemble.

Pourquoi le nom Ausgang ? 

J’étais en Allemagne et j’ai vu ça. J’aimais bien la typo et le fait qu’il y ait « gang » dedans. Les noms de groupe, parfois c’est con ! Après j’ai su que ça voulait dire « sortie » et je me suis dit que c’était exactement ce qu’il fallait.

De Spécial Homicide, à Anfalsh, Zone Libre, Asocial Club et Ausgang aujourd’hui, tu as toujours travaillé en collectif. Qu’est-ce que ça t’apporte de plus que le travail en solo ? 

Ça existe, ça se tient et ça s’équilibre quand ça se fait à plusieurs. Je ne trouve pas beaucoup d’intérêt au solo. De toute manière, le solo total existe rarement. Il y a toujours des gens qui t’aident à faire ta musique et j’aime les histoires collectives.

Est-ce que tes collaborations découlent d’affinités amicales ou artistiques ?

Un mélange des deux. Quand j’entends le travail de quelqu’un, j’aime penser que la vérité de ce qu’il est se retrouve dans ce qu’il fait. Même si je sais que j’ai tort et qu’on peut très bien être un bon ouvrier et un salaud total.

En France, on a peu connu de groupes qui mêlent rap et rock. Pourquoi d’après-toi ? 

Parce que le rock et le rap sont super clivés en France. Le rap, c’est pour les quartiers, les non-Blancs et le rock maintenant, c’est bourgeois et blanc. J’ai l’impression que c’est l’histoire que la France s’est racontée du rock parce que c’est différent chez les Anglo-Saxons.

Ausgang (Sonny Troupé, Manusound, Casey et Marc Sens) © Tcho Antidote

Selon toi, quels sont les ponts qui existent entre le rap et le rock ? 

Le pont, c’est ce que s’autorisent les gens qui éclatent le clivage. Dans les années 80, des groupes punk comme les Bérurier noir étaient des prolos qui ont utilisé le rock pour parler de leur condition. Mais en France, on a tous connu le rock sur un pendant variété. C’est normal, c’est la génération des baby-boomers qui a porté cette musique. Ceux qui avaient 15 ou 20 ans dans les années 1960. Après, il y a eu d’autres groupes mais j’ai l’impression que le rock a déconnecté de ses originaires populaires en France. Que ce soit chez ceux qui l’écoutent ou chez ceux qui le pratiquent.

Est-ce que tu as écouté les Bérurier noir ou d’autres groupes de punk rock ?

Je les ai écoutés après parce que ce n’est pas de ma génération. En fait, ma culture rock s’est faite par des rencontres. Mes parents sont des Antilles donc à la maison j’écoutais de la musique caribéenne, africaine et un peu afro-américaine. Ma culture à moi allait de la radio FM à ce qui passait à la télé. Même si je n’ai pas une grosse culture, ce qui m’a tout de suite plu dans le rock c’est la frappe, un truc que tu retrouves dans le rap. Ça m’a vraiment montré que c’était la même énergie. Ça braille, ça crie, ça tord les boyaux, c’est ça le rock.

« Le rap, c’est vraiment lui qui prend tout dans la gueule. »

Ce qui est un peu différent en France par rapport à d’autres pays anglo-saxons, c’est que ça ne dit pas grand-chose. Le rock s’est embourgeoisé et il a eu raison. Le rap aussi s’est embourgeoisé. Mais on fait beaucoup le procès de l’embourgeoisement au rap et jamais au rock. Le rap, c’est vraiment lui qui prend tout dans la gueule. Il aurait dû rester pieds nus, en claquettes, sans un radis, et là, ça aurait fait le bonheur de la classe dominante. Elle aurait eu l’impression d’écouter la musique des gens qui souffrent. Ceux qui font le procès du rap sont ceux qui écoutent du rock, c’est la même caste. C’est un mépris de classe et de race en fait.

C’est ce que tu racontes dans le titre Chuck Berry, que le rock est une histoire de réappropriation culturelle…

Exactement. Le rock prend ses racines dans l’histoire afro-américaine et dans le blues. Il ne s’agit pas de dire que le rock est exclusivement noir puisqu’il s’est aussi nourri de la country. Mais en France, quand tu es noir et que tu fais du rock, tu as l’impression que tu n’es pas à ta place.

Il y a très peu de Noir·e·s dans le rock en France…

Déjà, il y en a peu. Et puis peu de Noir·e·s écoutent du rock. Cette réappropriation culturelle s’est faite de telle manière que les gens ne savent même pas que le rock a des racines noires. Alors qu’aux États-Unis, il y a le festival Afropunk à Brooklyn, au Botswana, il y a le Overthrust Winter Metal Festival. Mais en France, on s’est écrit une histoire arrangeante. C’est-à-dire que le rap serait fait majoritairement par des non-Blancs issus des quartiers et le rock serait bourgeois et blanc.

On interroge tout le temps le rock sur sa musicalité. On parle aux artistes des groupes qui les ont influencés, de leur musique, leur style…  Mais pas un mot sur ce qu’ils ont à dire.

« La subversion, c’est la pensée, pas l’attitude. »

Alors qu’avec le rap, c’est plutôt l’inverse. On enjoint les artistes à avoir des textes « engagés » et on ne leur parle jamais de leur musique… 

Oui, on fait toujours au rap un procès sur le texte et la bêtise du texte. C’est comme s’il y avait une absence totale d’opinion dans le rock et qu’il en était dispensé. Pourtant, je pense que les gens qui font du rock et qui vivent en France appartiennent au tissu social et qu’ils ont peut-être quelque chose à dire. Mais ce n’est pas une question. En revanche, on va leur demander en quoi ils sont cordés, quelle est la marque de leur guitare…

Pourtant, dans leur posture, on retrouve tous les stigmates de la subversion et de la rébellion. Alors que la subversion, c’est  la pensée, pas l’attitude. Sid Vicious, c’était les années 70-80. Il était fortement drogué et il a tué sa meuf ! En tout cas, il est allé au bout du truc punk, à savoir l’autodestruction. À la limite, j’ai plus de respect pour la musique punk parce qu’elle prônait l’autodestruction et qu’elle s’est autodétruite. Le rock, c’est ceux qui prennent des postures de punk mais qui vont chercher leur chèque.

Penses-tu que cette manière de traiter le rap découle du passé colonial de la France ?

La France est un putain d’empire colonial. Elle traite tout sous le prisme de son imaginaire colonial : avec les rappeurs, le texte fait toujours défaut, il est toujours bête ou simpliste. Tout ce qui est de l’ordre de la culture des dominants est la culture la plus validée. Pour avoir grâce à leurs yeux, le rap doit être validé par eux. Les choses n’existent que quand une certaine classe sociale et politique pose les yeux dessus. Là, ça a de la valeur.

« La France traite tout sous le prisme de son imaginaire colonial. »

Ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui en France le rap a quarante ans et en quarante ans, tout le monde a compris que ce n’était pas très important d’être validé par la classe dominante.

Le rock s’est complètement fondu et moulé là-dedans. Pourtant, la subversion dans le rock serait très simple. Au lieu de faire des doigts d’honneur, ce serait juste d’essayer d’écrire un texte sur un truc qui se passe. C’est pas grand-chose !

Est-ce que le rap est le nouveau rock, en termes de messages et en termes de ventes ? 

Oui et ça fait longtemps ! Dans le rock, il ne se passe plus rien. Il ne se passe tellement rien qu’ils chantent en anglais. Ils préfèrent faire du yaourt. Pour moi, chanter en anglais, c’est être loin de ta langue maternelle et faire de la mâchouille. Ça veut dire que tu as effacé la parole. Et si tu as effacé la parole, ça veut dire que tu as effacé la pensée. Ça revient à une certaine forme de privilège d’être dispensé de penser. Tu en es dispensé parce que tu sais dans le fond que tu n’es pas concerné.

On a tendance à toujours demander au rap d’avoir un message. Est-ce que tu dirais que le rap représente un outil politique ? 

C’est bien lourd comme responsabilité. Le rap a droit à son embourgeoisement et je lui souhaite fortement parce que ça a créé du boulot. Mais le versant le plus politique du rap n’est pas sa musique, mais les gens qui le font. Parce que n’importe quel rappeur, le plus populaire, qui se pense et se veut protéger par son succès ou son argent, peut se retrouver en prison comme tout le monde. Comme quoi, il ne s’agit pas de sa position sociale, mais il s’agit vraiment de race.

Bien que le rap soit la musique qui vend le plus, il reste méprisé. Comment ce paradoxe est-il possible ?  

C’est un mépris de classe et un mépris de race. La France se raconte une histoire sur son niveau en littérature et dans les arts. Elle s’enkyste vraiment dans la naphtaline, le marbre, le stupre, les dorures. Tout ce qui contemporain est compliqué en France. On dirait qu’il faut toujours que ça passe l’épreuve de l’âge pour que ce soit important. Si ça n’a pas 150 ans, si c’est pas mort et enterré et qu’on n’en a pas fait une statue sur la place de la Concorde, alors c’est pas intéressant.

« Le rap est ce qui est arrivé de plus intéressant ces 40 dernières années. »

Heureusement, avec le net et des chemins de traverse, il est possible aujourd’hui d’esquiver ce genre de validation. La France est tout le temps en train de se raconter une histoire, c’est bien pour ça qu’elle a du mal à faire cohabiter le contemporain avec l’ancien. Le rap, c’est ce qui est arrivé de plus intéressant ces quarante dernières années en France. Il n’y a pas eu plus novateur. Ça a permis de faire émerger d’autres voix, d’autres modes de pensées, d’autres positionnements. Mais c’est difficile de le reconnaître parce que ça signifie qu’il faut lâcher des privilèges.

Comme le rock, est-ce que le rap ne court pas le même risque de récupération et réappropriation culturelle par les dominants ? 

C’est déjà le cas, mais ta gueule reste ta gueule. On va faire de l’argent avec toi, mais socialement, tu es toujours aussi vulnérable. La prison, c’est pour toi. Alors que normalement, à un certain degré de richesse, tu ne vas pas en prison. Ça a été démontré avec des politiciens et des entrepreneurs. Il y a des rappeurs qui sont sans doute aussi riches que certains corrompus en politique et qui vont en prison. La démonstration est faite que le rêve libéral n’est pas pour tout le monde.

Il n’y a rien de victimaire là-dedans. Il y a des joueurs de foot et des rappeurs qui vont en prison, ils sont non-Blancs et issus de quartiers et il y a des corrompus de toutes sortes qui ne vont jamais en prison. À part Patrick Balkany ! Mais même lui, je pense qu’il y est allé parce qu’il fait partie de la classe basse de cette caste.

« C’est réducteur de dire que je suis une meuf. Je suis plus un truc hybride. »

Depuis plus de vingt ans, tu t’exprimes sur les violences sociales et les rapports d’oppression. Pour la première fois, tu soulèves la question des femmes avec le clip de Chuck Berry, où on ne voit que des femmes noires à l’image. Pourquoi avoir mis autant de temps à traiter ce sujet ? 

Oui, j’ai voulu qu’il y ait des femmes noires dans le clip. Mais sur le sujet en lui-même, c’est compliqué de répondre parce que pour moi, c’est réducteur si tu me dis que je suis une meuf. Je ne peux pas te dire « oui je suis une meuf », ce n’est pas totalement vrai. Je suis plus un truc hybride. Mon placement social et mes chromosomes me classent de fait dans cette catégorie et il n’y a pas de souci, mais on sait très bien que le genre est aussi une position psychique.

Même si le féminisme n’est pas mon militantisme, ce qui m’intéresse, c’est comment les rapports d’oppression s’installent et les privilèges se perpétuent. Les rapports d’oppression sont les mêmes pour les femmes que pour d’autres franges de la population. Il y a des gens qui cumulent : si tu es une femme, noire, pauvre, trans, là tu cumules. Et qu’est-ce qu’une femme noire, pauvre, trans, musulmane, handicapée a à dire à la société ? Je pense que dès qu’elle ouvre la bouche, c’est elle qui a tout dit.

En tant qu’ « hybride »,  à quels pronoms t’identifies-tu ? Te reconnais-tu dans l’appellation « rappeuse » ? 

Oui, pas de problème. Quand on me dit « elle » parfois je me dis « c’est moi » et parfois je me dis « de qui on parle ? » ! Pour moi, ça ne situe pas là. C’est comment tu te positionnes toi qui est important. Il n’y a pas que ton sexe biologique qui préside à ta personnalité. Chacun choisit comment il se détermine, mais moi je ne suis pas en lutte avec des pronoms.

Casey © Tcho Antidote

Tu dis que le féminisme n’est pas ton terrain… 

J’ai plus raconté les rapports d’oppression à travers la race et le fait d’être noire, parce que c’est plus identifiable pour moi. Vu que je me considère comme un hybride, ni vraiment comme une femme, ni vraiment comme un homme, mais comme un truc pas défini et pas à définir, je ne me suis jamais dit que j’avais quelque chose à en dire.

Le militantisme, c’est pouvoir mettre sur le devant de la scène une partie de soi-même et en faire un sujet politique. Ce que je suis moi appartient tellement à mon intimité que je n’ai jamais rien eu à en dire publiquement. Par contre, parler de l’expérience d’être noire dans un monde blanc est un truc que j’ai fait assez naturellement.

Quand je dis que le féminisme n’est pas mon militantisme, c’est qu’il y a des gens qui en parlent plus facilement que moi parce qu’ils en font un sujet politique. Ce qui m’intéresse c’est comment tu survis, tu avances, tu te gères, tu interagis en étant dominé, même si c’est pas le cas tout le temps. Et toi, qu’est-ce que tu retires de tout ça comme matière à penser ? Est-ce qu’après tu domines toi-même ? C’est ça qui m’intéresse et ça m’ouvre sur tout.

« La planète est femme et pourtant les femmes sont minoritaires socialement. »

Être noire et venir des Antilles, c’est-à-dire de descendants d’esclaves français, ça te place tout de suite dans ce que sont le capitalisme et l’exploitation de l’être humain. Ça t’oblige à le penser puisque tu es le produit de ça. Même si tu n’es pas femme, ça te fait te demander ce que signifie être la minorité. C’est ce qui est particulier dans le cas des femmes parce qu’elles représentent 51 % de la population. La planète est femme et pourtant les femmes sont minoritaires socialement.

Est-ce qu’il y a quand même certains courants inclusifs ou figures féministes – intersectionnelles notamment – auxquels tu peux t’identifier ? 

Très honnêtement, je découvre tout ça ces dernières années. J’ai lu des choses, j’ai rencontré des gens. Par exemple, j’ai rencontré Virginie Despentes, avec qui je joue dans le spectacle Viril de David Bobée, et qui écrit là-dessus. J’ai découvert des textes magnifiques de poètes qui te mettent une tarte.

Ce sont des questions qu’on m’a souvent posées et je n’avais rien à en dire. Ce n’est pas que je n’ai pas réfléchi, mais j’ai toujours mené ma vie comme si ce n’était pas une question. Après, je vois bien ce que je renvoie et je vois bien ce que je suis, mais les choses, soit tu les parles, soit tu les agis. Peut-être que je les ai plus agies que parlées.

Pourquoi n’as-tu jamais « parlé » le féminisme ?   

Parce que pendant très longtemps, là où j’ai grandi dans mon quartier, j’étais seule à être moi-même. Le militantisme se fait en collectif. Tu rencontres des gens et ils créent une pensée autour d’un sujet. Moi, j’ai toujours été l’anomalie du coin. Si j’ai réfléchi à ces questions-là, j’y ai réfléchi seule.

« Quand j’ai découvert le mot intersectionnalité, je me suis dit : ‘ça a l’air d’être moi !' »

C’est vraiment sur le tard que j’ai découvert que des gens avaient écrit et s’étaient positionnés sur l’intersectionnalité par exemple. Quand j’ai découvert ce mot, je me suis dit « tiens, ça a l’air d’être moi l’intersectionnalité ! ». Un carrefour avec six voies qui s’entrecroisent et tu es au milieu. C’est bizarre, c’est comme si ça s’était fait sans que j’y réfléchisse.

En tant que rappeuse, te poser la question de ta place de femme te semble t-elle légitime malgré tout ?

On est toujours venu me souler avec le rap féminin et j’ai jamais trop compris parce que je m’en fous. Je comprends la question, mais c’est un classement qui ne me parle pas. Il y aurait le rap et le rap féminin. Déjà, tu vois la condescendance du truc. Ce serait une catégorie particulière. Alors que tu sais que tu mets des gifles à des gens. Mais je n’ai jamais été dans la position de vouloir réclamer la légitimité, je l’ai. Je ne vais demander la permission de rien à personne.

C’est quand des gens sont venus me demander de me positionner ou pourquoi je ne me positionnais pas sur certains sujets que je me suis dit « c’est marrant ce que les gens peuvent attendre de toi. »

Honnêtement,  il y a des endroits de la société où il y tellement peu de personnes publiques qui prennent position en France qu’on pense parfois « s’il vous plaît, allez-y ! »

Je sais ! Et je comprends l’attente et la soif de nommer des choses. Mais en même temps, je trouve qu’il y a plein de gens qui le font. Il y a nommer, parler ou agir. La parole est un acte. Moi j’ai agi en parlant. J’existe. Et c’est sans conditions.

Je pense que c’est ce qui a fait que j’ai croisé des gens qui avaient des attentes. Parfois, je me suis même fait gronder ! C’est touchant parce que ça veut dire que les gens sentent une vraie proximité et se disent que tu peux porter une parole. Mais comme je te disais, pour moi c’est très intime et personnel. Quand tu fais de la musique, tout n’est pas publique. Tu choisis ce qui l’est et je suis quelqu’un de plutôt pudique.

Donc tu es féministe ? : )

Le féminisme, ce serait vouloir l’égalité entre les hommes et les femmes. Ça me semble tellement évident que je n’en ai rien à en dire !

« Le féminisme n’est plus le problème des meufs, mais le problème des gars. »

Je comprends les attentes du féminisme, mais pour moi, ce n’est plus le problème des meufs, c’est le problème des gars. C’est comme le racisme, ce n’est plus le problème des non-Blancs. Les Noirs ont tout dit, il n’y a rien à dire de plus ! Le féminisme c’est pareil. Les femmes ont tout dit de leur domination, elles le rediront et ce sera beau, ce sera magnifique comme les Noirs ont créé le blues, le gospel, le jazz et ont dit de toutes les manières ce qu’ils avait à dire. C’est beau à entendre, c’est une parole qui te pousse et te porte, mais ce n’est plus le problème de la minorité.

Ça fait longtemps que la minorité n’a plus à éduquer les dominants. Il faudrait leur expliquer qu’il est dans leur intérêt de se départir de leurs privilèges pour recréer un équilibre à peu près sain, dans un monde qui est empoisonné par ces rapports de domination. Mais qu’est-ce qu’ont les hommes à dire du féminisme ? Qu’est-ce qu’ils vont lâcher ? Quel est l’homme du futur ? Comment les femmes et les hommes vont élever l’homme du futur ? Et on commence à en croiser des hommes du futur, ceux qui ont déposé leurs privilèges sans se sentir castrés, dépossédés, impuissants psychiquement et sexuellement, qui ont su mettre leur libido ailleurs que dans la domination de la meuf. C’est ça qui va changer la donne. Comme pour le racisme, ce qui change la donne c’est le Blanc du futur, celui qui a lâché ses privilèges.

Je sais qu’il y a des femmes qui me voudraient féministe, mais en vérité, je vais décevoir tout le monde, je ne suis pas féministe ! Je ne suis pas féministe au sens de l’acte militant du féminisme. C’est-à-dire le parler publiquement et constamment, ça, ce n’est pas moi. Par contre, l’égalité hommes-femmes, oui, évidemment !

Tu es née en Seine-Maritime de parents martiniquais et as commencé à rapper dans le 93. Quels liens entretiens-tu aujourd’hui avec les villes de Rouen, du Blanc-Mesnil et de Fort-de France ?

Rouen, c’est le lieu de naissance donc ça reste mystérieux. C’est l’endroit où j’ai respiré ma première lampée d’oxygène, où j’ai grandi et expérimenté des choses, c’est l’endroit de l’enfance. J’y retourne peu mais ça me fait toujours quelque chose.

« Je me sens plus du 93 que de la France. »

Blanc-Mesnil, c’est le 93. Moi, je me sens plus du 93 que de Paname ou de la France. C’est comme si le 93 était un peu ma nation. Partout hors de Paris, les gens détestent les Parisiens. Ils ne comprennent pas que nous aussi, les gens du 93, on les considère comme Parisiens « Paris intra-muros » qui s’y croient avec du jus de quinoa, on peut pas les voir nous non plus ! En banlieue, ce parisianisme, cette élite culturelle et cet entre-soi sont insupportables pour tout le monde.

Blanc-Mesnil, c’est aussi là qu’Anfalsh s’est créé. C’est là que j’ai pris le mic. Ce sont des moments forts. C’est un département que je trouve puissant. C’est trop le futur pour moi. C’est un vivier, qui, sans avoir rien dit et rien politisé a créé un truc qui existe rarement ailleurs. Juste avec les gens et les forces en présence qui interagissent bon gré mal gré. Qu’on le veuille ou non, tout le monde est en contact et il se passe quelque chose. Tu apprends quelque chose de l’un ou de l’autre et c’est réel. Ça crée une fusion particulière.

Je vois le 93 en train de changer avec le Grand Paris, la gentrification et la course à l’immobilier. On laisse pourrir des pans entiers de quartiers pour pouvoir les racheter à bas prix. C’est marrant de se dire que l’endroit qui a été le plus cauchemardesque de France est le plus prisé actuellement ! Les nouveaux Parisiens qui débarquent pour se payer des lofts dans le 93 arrivent avec toute l’impunité de ce qu’ils sont, c’est-à-dire en ayant des revendications pour eux-mêmes, comme si avant eux rien ne précédait, ou qu’il n’y avait pas de problèmes à régler. Ils font des scandales à la crèche, à l’école, c’est n’importe quoi. Comme si le 93 n’était plus le 93 juste parce qu’ils viennent y habiter. Avant, il y avait mixité et rencontre mais aujourd’hui il n’y a plus rencontre parce que c’est ce qu’ils veulent effacer et ce qu’ils ont craint toute leur vie. Ce département est l’un des plus pauvres de France, avec le plus grand nombre de violences policières, mais ça, ils n’ont rien à en dire.

« Les Antilles, c’est l’histoire de l’esclavage. Et même si on ne me l’a pas racontée, elle est partout, tout le temps. »

Fort-de-France, j’y ai de la famille et j’y retrouve au moins une fois par an. Les Antilles, c’est fort, c’est l’Histoire. L’histoire de l’esclavage. Et même si on ne me l’a pas racontée, elle est partout, tout le temps, dans l’air, dans certaines expressions en créole, sur la gueule des gens, dans la nourriture.

Ces dernières années, avec le scandale du chlordécone, c’est vraiment en train de se tendre. C’est le scandale sanitaire du siècle, au-delà du sang contaminé. On se rend compte que pour des impératifs économiques, on a quasi empoisonné toute une population. Apparemment, c’est aux Antilles qu’il y aurait le plus de cancers de la prostate au pro rata mondial. Du coup, ça a créé une sorte d’électrochoc et pointé la responsabilité des Békés puisque ce sont eux qui tiennent les champs de canne et les champs de bananes. L’ironie est que ça les a peut-être empoisonnés eux aussi.

Tout ça a aussi initié un réveil chez les gens. Je trouve que les jeunes se positionnent d’autant plus ces dernières années. Avec une résurgence du drapeau indépendantiste, une prise de parole publique sur l’esclavage aux Antilles et à partir des Antilles, ce qui n’est pas toujours évident.

Gangrène de Ausgang © Tcho Antidote

Quels sont tes projets à venir avec Ausgang et en solo ?

On est en tournée avec Ausgang. En parallèle, j’ai repris mon disque, que j’avais interrompu pendant un moment. Après la tournée, je vais sortir mon album.

Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?

J’en pense plutôt du bien. Quoi changer ? Je ne sais pas. À chaque fois que je suis allée sur votre site, j’ai trouvé ça cool. Continuez votre bonhomme de chemin. C’est important qu’il y ait des espaces comme ça. Même si je ne me suis jamais dit qu’il fallait un média qui parle de rap pour les meufs, je sais que c’est un endroit qui est nécessaire. Il faut des espaces protégés où la parole peut s’exprimer librement.

« J’ai compris que c’était la grande carotte de crier à l’égalité, et donc, quelque part, à l’effacement. »

Tu m’aurais dit ça il y a vingt ans, j’aurais trouvé que c’était un scandale ! Je n’avais pas compris à quel point cette égalité de façade n’existe pas parce qu’elle est toujours au profit du masculin par défaut. Je suis un peu moins tebé maintenant ! J’ai bien compris que c’était la grande carotte de crier à l’égalité, et donc, quelque part, à l’effacement. En gros, « ne faites pas, ne nommez pas les choses ». On fait la même chose avec la question de race. Mais par défaut si tu ne nommes pas les non-Blancs, en France, tout est blanc, et si tu ne nommes pas les femmes, tout est masculin. Donc faites et continuez, c’est très bien !

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  1. Bonjour, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’interview faite avec Casey le 3 mars 2020 et je me demandais si vous aviez une version audio de cet interview? vous remerciant, Elise

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