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ACS : « La société n’a pas attendu le rap pour être sexiste »

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A l’occasion de la sortie de leur dernier EP, où figure un morceau sur la place des hommes dans les luttes féministes, nous avons discuté de féminismes, de sexisme dans le rap et de militance avec le duo de rappeurs lyonnais ACS (ÀContreSens).

Les médias dominants ont encore aujourd’hui tendance à juger et à présenter le rap comme un univers musical sexiste. En ce sens, les rappeurs sont effectivement souvent accusés d’être machistes, d’exploiter et d’objectiver les femmes et d’inciter à la violence. On en oublie peut-être alors de considérer les origines et les dynamiques profondes qui nous mènent à penser le rap comme l’expression de certaines formes de discriminations et d’oppressions.

Madame Rap s’est plusieurs fois déjà positionnée sur cette question, pour tenter de la nuancer et d’en déconstruire les évidences. En effet, dénoncer des propos ou des comportements dans le milieu du rap sans contextualisation ou mise en perspective alimente la stigmatisation dont le rap a fait l’objet dès son origine. Cela ne signifie pas pour autant que le rap doive rester en dehors de toutes formes de débat ; le rap se trouve en effet au cœur de nombreuses problématiques sociétales qui l’ont construit et qu’il reflète, et est ainsi un outil pour en comprendre les mécanismes. Il faut donc mettre en place des façons de penser le rap comme un produit social global, sans le définir seulement par ses manifestations primaires.

Dans le cadre de cette réflexion, nous avons rencontré le groupe ACS, pour discuter de ces questions et donner la parole à des hommes qui font du rap et militent contre différentes formes d’oppressions.

Inspiré de l’ouvrage Refuser d’être un homme de l’écrivain américain John Stoltenberg, le morceau No Homme propose de réfléchir à la place à occuper en tant qu’homme dans les mouvements féministes. Pour ces rappeurs, « refuser l’identité masculine, ne pas se sentir chez soi dans cette identité masculine prédéterminée », c’est repenser « ce que ça implique aujourd’hui d’être un homme dans notre système patriarcal, dans une perspective politique ». « Ce morceau parle de la reproduction plus ou moins consciente du patriarcat par les hommes, dans les interactions qu’ils ont entre eux ou avec les femmes », en partant du postulat « qu’en tant que mecs, si l’on veut pouvoir agir sur cette thématique, c’est en questionnant notre situation dans ce contexte et en s’adressant aux personnes qui sont dans la même situation que nous, pour montrer que le débat est possible aussi entre hommes. C’est important d’avoir des mecs qui disent à d’autres « voilà ce que ça implique quand nous faisons ces choses-là » ». Loin de viser un objectif moralisateur, ce titre se présente davantage comme une invitation au débat et à la construction collective.

« Si les hommes ont un rôle dans le sexisme – ce que l’on ne peut pas nier –, est ce qu’on peut avoir un rôle dans les féminismes ? Je pense que dans la mesure où l’on a une position d’oppresseurs, on a un rôle à jouer, ne serait-ce que dans le fait de comprendre cette situation et de la déconstruire, et ensuite de se positionner comme alliés. »

 « Au niveau de la construction intellectuelle, le féminisme fait corps avec un certain nombre de luttes, qui sont interdépendantes et découlent d’un même système. C’est important de penser à toutes les formes de domination comme un ensemble, pour déconstruire dans le fond le système qui les maintient, sans pour autant en négliger les spécificités. »

Comme le démontre nos playlist 30 chansons populaires bien sexistes qui ne sont pas du rap Part 1 et Part 2, le rap n’est pas le seul mode d’expression artistique à refléter, plus ou moins explicitement, du sexisme. « De toute façon, le rap est un champ artistique donc c’est un champ politique au sens où il va exprimer une vision du monde. Qu’on le veuille ou non, quand on fait quelque chose d’artistique, on porte un regard sur le monde, qu’on en parle de façon explicite et très claire ou pas. C’est intrinsèque à l’art. Donc le rap va être traversé par la question du sexisme, comme le théâtre, le cinéma ou n’importe quel autre champ. […] Le rap, comme tout autre domaine, comme tout autre champ, n’échappe pas à la question du sexisme. On pourrait dire que « la société n’a pas attendu le rap pour être sexiste, ce n’est pas pour autant que le rap n’est pas sexiste » ».

Cependant, le sexisme explicite dans le rap, n’est peut-être en fait que la face émergente de l’iceberg. Dans la mesure où le rap est aujourd’hui une industrie, au sens où l’on produit et vend du rap, celui-ci ne peut échapper à tout un tas de mécanismes, que l’on retrouve dans tous les modes de production capitalistes. C’est pourquoi « accuser les rappeurs, c’est encore une fois accuser un résultat et pas son origine. Quand on dit le rap est sexiste, moi je ne vois pas que les rappeurs, je vois une industrie. Il faut être conscient des rapports de force qui régissent le rap. Si l’on croit que le rap c’est une secte de rappeurs qui ont tout le pouvoir et qui font ce qu’ils veulent, je pense que l’on omet l’essentiel. Le monde du rap c’est un champ d’interdépendances et de rapports de dominations. Tu n’y existes pas si tu ne te soumets pas à certains préceptes. […] L’industrie, c’est toujours la même chose, des producteurs ou des grandes maisons qui font de l’argent sur des représentations politiques. Ce qui est sexiste pour moi, ce sont les imaginaires politiques que ça véhicule et ce à quoi ça renvoie. » Dans cette perspective, c’est alors le système industriel qui entretient et fait vivre tel type de rap et tel type de discours plutôt qu’un autre qui est sexiste et discriminant.

Il faudrait s’interroger également sur qui sont les médias qui parlent du rap pour le qualifier de sexiste. Les industries musicales et médiatiques sont, comme l’ensemble de la société, régies par un certain nombre de rapports de domination, pas seulement sexistes mais aussi racistes, classistes, etc. Ainsi, « on pointe du doigt ce qui est sexiste pour se donner une belle image », mais c’est aussi souvent pour attaquer une certaine catégorie de la population, racisée ou précaire, comme le mauvais exemple à suivre – ce qui est purement raciste –, alors qu’on ne critique jamais, ou très rarement, le sexisme des Blancs. « La raison aussi pour laquelle le rap est pointé du doigt, et pour laquelle certaines personnes se permettent de le pointer du doigt, c’est que l’expression du rap est brute de décoffrage. Alors que va être invisibilisé un sexisme plus insidieux, considéré comme plus « acceptable ». »

« J’ai beaucoup plus de mal à être concilient avec les rappeurs qui ont une certaine affiliation à la culture bourgeoise, de par leur milieu d’origine ou leur « race ». Il y a des gars qui utilisent le survirilisme pour compenser tout un tas d’autres formes de violences qu’ils ont subies au cours de leur existence – violences raciales ou économiques par exemple. De leur point de vue, l’affirmation de la masculinité, ça peut être une forme d’affranchissement. Quand nous, qui sommes plus du côté des dominants à certains points de vue, trouvons que le virilisme est une prison, pour eux, c’est ouvrir la cage. »

De même, certaines formes de sexisme – voire la majorité – dans le rap comme ailleurs, ne sont pas forcément explicites. Dans la mesure où le rap est aussi un art du langage, il faut travailler le langage, le penser et le déconstruire. Certaines formes de sexisme sont inscrites dans le langage courant, sous forme d’insultes, d’expressions, ou simplement de règles grammaticales.  « Il faut réfléchir à ce qu’on dit, comment on le dit, à ce que l’on critique et à comment on le critique. Dire « la société française est une pute« , ça a quelque chose de très anti-étatiste, probablement anti-gouvernemental, mais derrière qu’est-ce que ça englobe ? […] Le rap c’est le langage, le langage c’est la pensée. Alors, si tu associes ça à des affects tels que la musique peut en procurer, tu es aussi dans un rapport sensible et tu as un pouvoir énorme ! […] Le danger c’est de tomber dans une relation purement fanatique à l’artiste et de ne plus pouvoir penser d’un artiste qu’il va trop loin ou qu’il dit des choses grave. » Il semble donc important de conscientiser notre rapport au sensible et l’influence que la musique peut avoir, ce qui n’empêche pas de pouvoir l’apprécier pour ce qu’elle procure comme affect.

Les médias et les industries musicales jouent un rôle fondamental dans l’évolution des dynamiques et des constructions des normes musicales. « Dans le secteur du rap aujourd’hui, les médias sont dépolitisés », et donc dominés par des carcans mainstream. L’absence de discours autour des productions rap actuelles induit une forme d’hégémonie du sensible au détriment peut être de l’esprit critique. Ne pas proposer de pensée critique – au-delà du rapport j’aime/je n’aime pas – dans les médias dits spécialisés, laisse la place à des récupérations politiques allant contre les intérêts éthiques et sociaux du rap, des artistes et des auditeur·trice·s. Il est peut-être du rôle de ces médias spécialisés de préciser leurs objectifs et prises de position afin de contrebalancer les discours qui continuent à stigmatiser le rap et ce qu’ils engendrent. Il s’agirait peut être aussi de revaloriser les possibilités subversives et réflexives du rap, afin de l’ouvrir à plus de diversité et d’inclusivité.

La question ne serait alors pas tant de savoir si le rap est sexiste ou non, de catégoriser les bon·ne·s et les mauvais·e·s rappeur·euse·s, ou de censurer telle ou telle forme de rap. Le débat doit être porté à une plus grande échelle, en prenant en compte la diversité de paramètres sociaux, politiques, culturels qui traversent le rap et les représentations et discours qu’il contient. Il semble également nécessaire de repenser le rap dans son système industriel et capitaliste qui le détermine, et d’interroger ainsi les responsabilités des médias et des industries. Par ailleurs, au-delà-même du rôle des artistes, des majors, ou même de la société, dans la perpétuation d’une culture sexiste – LGBTphobe, classiste, raciste, etc –, peut-être devrions nous, en tant qu’auditeur·trice de ce genre musical, en tant que celleux à qui les productions rap s’adressent, réfléchir à notre manière de les appréhender et à nos impacts possibles sur l’évolution de ce milieu.

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Maëlis Delorme

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