Basée dans le 7e arrondissement de Lyon, la rappeuse Wasted180 se définit comme « trans, queer, lesbienne et folle ». Elle nous parle de son parcours dans le rap, de ses influences et de son premier album « Morte à l’intérieur » sorti le 31 octobre.
Quand et comment as-tu découvert le rap ?
Ma première rencontre avec le rap, c’était dans les stands à CDs d’un Carrefour. Avec ma sœur, on écoutait les titres gratuits de Sinik, Diam’s, Booba, Sniper et Raï’n’B Fever. Les années 2000 n’ont pas été de très bonnes années pour le rap et les rencontres m’ont fait dériver vers le métal. J’écoutais à droite à gauche Stupeflip, Fuzati (beurk) et toute la clique de l’atelier.
J’ai recollé les morceaux avec le rap quand il a muté dans la décennie d’après. Je suis redescendue de mon égo de beauf métalleuse avec « Le Monde Chico » de PNL et « Nero Némésis » de Booba. Je les ponce encore ad nauseam aujourd’hui. Que des mecs malheureusement, si seulement j’avais connu un site ou un zine sur les rappeuses ! Moi qui n’ai jamais aimé Keny Arkana … Bref !
Depuis quand rappes-tu ?
J’écris des textes depuis mes 11 ans. J’ai épisodiquement essayé d’écrire du rap et j’ai toujours abandonné. Je ne me trouvais pas assez bonne et je pense que même le plus mauvais rappeur place la barre bien plus haut que dans beaucoup d’autres genres. Je n’étais jamais satisfaite de ce que je faisais, ça n’avait pas d’âme.
Au lycée, j’ai écrit une dizaine de textes que je rappais en m’accompagnant à la guitare acoustique pour mes potes et j’ai fait quelques essais dans un cercle de MCs en herbe en terminale. J’aimais bien l’ambiance mais j’ai abandonné, je n’allais nulle part.
Qu’est-ce qui t’a poussée à te lancer ?
J’ai continué la musique de groupes en projets. J’ai fait du punk, du metal, de la noise jusqu’à rencontrer SilenTeacher, dont on ne compte plus les projets aussi incroyables que méconnus, qui m’a tendue la main pour créer Anhedonic Front, collectif et label où je suis entrée entant que Sphère Grise, un vieux projet de drone metal.
Le temps a passé jusqu’à ce que je récupère un vieux texte sur une feuille volante et que j’en fasse un freestyle. SilenTeacher m’a proposé de faire des essais sur une prod et c’est là que l’aventure a commencé : avec Brouillard, qu’on peut écouter sur mon premier EP « Tapette Hostile ». Je l’ai signé sous le blaze Dsstr180, mais j’ai changé parce que personne n’arrivait à le prononcer. J’ai gardé le 180. Je ne veux pas expliquer ce que 180 veut dire, le moment n’est pas encore venu, peut-être que je mourrai avant.
Comment définirais-tu ton univers artistique ?
Poisseux, contradictoire, violent, fou. J’aime parler de choses que j’ai vécues ou au plus loin que des proches ont vécues. La transpédégouinerie fauchée, parfois déclassée, qui survit et qui fait de son mieux entre violence systémique, histoires d’amour, histoires de cul, substances, embrouilles, mauvaise santé physique et mentale, squats, concerts. La piraterie que les cishets n’imaginent pas. Je trempe là-dedans depuis des années maintenant, et j’ai des choses à dire.
Ce qui m’a bloquée pendant longtemps pour écrire du rap, c’est qu’il est dur de ne pas recopier ses artistes fétiches alors qu’on n’a pas leur vécu. J’ai appris à dompter ce qu’il y a de moche dans ma vie pour blaster le plus viscéralement possible. Toute ma haine, ma rancœur et l’amour pour ceulles qui ont la même. Quand j’écris, j’ai une revanche à prendre. C’est ma recette.
En termes de musicalité, je suis une fan d’influences trap et 80s. La synthwave, le post-punk, mais aussi la noise. J’aime quand ça sonne artisanal et crasseux avec des synthés criards ou dans des nappes vaporeuses et aériennes. Punk, trap, noise, post-punk, techno, je mélange ça comme le macérât de Poussey Washington et je sers ça à la pédalerie française avec amour.
Tu viens de sortir ton premier album « Morte à l’intérieur ». Comment et avec qui as-tu travaillé sur ce projet ?
« Tapette Hostile » est un EP brouillon que j’ai sorti à peine cuit l’année passée, en boxe ce serait le poing avant foireux qu’on envoie pour tester les eaux avant de mettre le brise-genou et l’uppercut.
« Morte à l’intérieur », c’est l’évolution de la santé mentale vers un état de colère perdue d’avance et vaine, quand on passe du désespoir à la colère alors qu’on est déjà vidé·e à force de se débattre. Donc mort·e à l’intérieur. Je travaille généralement seule ou accompagnée de ma seule clique artistique : Anhedonic Front. Collectif de musique post-internet de weirdos, avec du rap mais pas que, loin de là. Je l’ai cofondé avec d’autres comme Kobalt (Ptn), SilenTeacher (Brouillard et à la prod de Rabi’a sur l’album) et 97Lovesuicide (dans Fange sur l’album). Ces 2 dernier·e·s m’ont énormément conseillée artistiquement et techniquement, je leur dois beaucoup.
Je sors peu hors de mon équipe : parmi les exceptions, la pochette de « Morte à l’intérieur » est faite par Lola Xx, aussi talentueuse qu’ultragay, PD Ma Life Aka Johnny Winston (les backs dans PATC), dans le top 10 des humain·e·s vivant à Lyon, et Vengeance, un featuring sur l’album avec Gaurmiua, la cybervocaliste tueuse de beat d’Okplague. Enfin, j’ai fait appel à l’actrice voix et ASMRiste américaine Mother Macabre pour les samples de voix qu’on entend un peu partout dans l’album.
Mais à la fin des courses, c’est moi face à mon logiciel. Je fais la prod, le texte, le mix, le mastering, les quelques parties instrumentales, la recherche de promo, la com’ toute seule. J’ai mon home studio dans ma piaule.
Comment travailles-tu tes textes et choisis-tu tes prods ? Est-ce que tu pars du texte ou de la musique ? Ou les deux ?
Quand j’écris, le plus souvent j’attrape une phrase qui me parle en plein vol qui me vient en tête ou que j’entends quelque part. Parfois, je lui fais cracher des pages de couplets entiers, d’autres fois, elle reste orpheline et servira à faire rimer une meilleure punchline plus tard. Quand je finis un couplet, je le laisse macérer un moment et j’y reviens pour le réécrire encore plus fort. Quand je n’arrive plus à écrire, je retourne dans mon carnet pour chercher des bouts que je n’ai pas encore utilisés.
Avant, j’écrivais avant de faire la musique. J’avais le BPM et un peu du beat dans ma tête et je faisais la musique après. L’inspi pour écrire est tellement volatile que je dois parfois sortir mon carnet sans avoir de prod. Ça explique la structure chaotique de certains sons.
Maintenant, je fais un effort et je fais mes prods avant mais généralement, je fais juste 3 minutes de même boucles, j’écris dessus en repeat, j’enregistre et je sculpte ma prod sur les temps que j’estime plus forts. Je fais mes prods sur Ardour parce que je suis la bitch à Linux. En général, je n’ai aucune idée de ce que je veux à part le BPM et une vague idée du niveau de violence dont j’ai envie.
Chaque son que je torche est à des années-lumière de ce que j’avais dans ma tête, mais j’aime bien l’idée que même moi n’ai pas le contrôle à 100 % sur ce que je fais, comme ça, moi aussi je découvre à l’écoute.
Quel•les sont les artistes qui t’inspirent ?
SilenTeacher et ses anciens projets ont été une influence à elle seule.
Dans l’écriture, mes maîtres à penser sont PNL. J’adore leur manière de créer un univers. Faire un son tellement profond que la simple évocation du titre dans une punchline ultérieure lui donne la même profondeur que le son en question, jusqu’à s’enfoncer dans son propre langage qu’on comprend en fouillant.
J’aime l’art de la synthèse et de l’image de Booba, qui sait évoquer toute une palette de moods en 3 lignes et une punchline.
Rebecca Warrior dans Sexy Sushi, son énergie, sa simplicité et tout l’univers qu’elle crée avec des images chaotiques et hypersexuelles.
Sinon, j’aime la SF et l’imaginaire du transhumanisme. J’aime cette idée de l’humanité qui se mute et qui se transforme, qui repousse les limites de son corps. La littérature SF classique comme Isaac Asimov, c’est sympa mais trop austère. Les nouveaux médias comme les visual novels (Full Service Shop), les mangas (Requiem le chevalier vampire, Soul drifters), Black Mirror, Altered Carbone, les jeux vidéo comme Cyberpunk ou Cloudpunk.
J’aime les images et les ambiances « star gazing » qui rêvent de s’élever dans les étoiles, comme dans PNL, mais aussi de manière plus subtile comme dans Des souris et des hommes ou Madame Bovary, où les « stargazers » ne se sortent jamais de la fange dont iels veulent s’extraire. Et d’une manière détournée, la culture internet et les memes. L’esthétique et l’ambiance me parlent mais je ne vais pas risquer à m’étaler là-dessus.
Comment définirais-tu ton propre féminisme ?
Mon féminisme est solidaire, intersectionnel, anticapitaliste, anti-carcéral. Queer, mais pas dans la recherche individuelle de son émancipation sexuelle, plus dans le fait de considérer l’hétérosexualité comme une culture dominante et sa périphérie délaissée qui ne peut compter que sur elle-même dans sa passion et son imperfection pour se souder, exister par elle-même et un jour peut-être se soulever et mettre l’espace public à feu et à sang. Loin de Twitter et de cette ambiance toxique, si possible.
Le rap est-il ta principale activité aujourd’hui ? Si non, est-ce un objectif à terme ?
Oui et non. J’ai abandonné les études et je ne veux plus jamais m’humilier dans le monde du travail, si Dieu le veut. Je suis dans une étape de purgatoire social et je ne sais pas ce que je vais devenir dans le futur. Le rap, c’est mon phare dans la tempête mais je ne m’attends pas à percer.
Le rap indé prend sa revanche ces dernières années alors qui sait. Mais à moins d’édulcorer ce que je fais, abandonner A.F pour un gros label et déléguer la production à quelqu’un qui sait vendre je n’en ai pas l’envie, je suis bien dans l’underground. Je veux rapper aussi longtemps que je le peux, mais ça m’étonnerait que ce soit mon gagne-pain un jour.
As-tu d’autres projets après cet album ?
J’ai commencé à bosser sur « Morte à l’intérieur » avant même la sortie de « Tapette Hostile », et là, c’est pareil. J’ai déjà mis des sons à macérer et le 2e album est sur les braises. La pochette est même déjà disséminée aux quatre coins de mes apparitions sur internet.
Où peut-on te retrouver sur les réseaux ?
J’ai insta. Je shit poste et je mets mes actus. Suivez aussi @anhedonicfrontisreal pour donner de la force à toutes mes pétasses. Mes sons sont trouvables sur Soundcloud, Spotify, Bandcamp et Deezer. Toi, le public de Madame Rap, si tu veux envoyer du fric, j’ai un Tipeee aussi, ainsi qu’un catalogue de T-shirts à recevoir par mail sur wasted180@riseup.net.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
J’aime beaucoup Madame Rap. J’ai découvert Lala &ce et Blu Samu grâce à vous et ça a changé ma vie. Je n’ai pas d’idée à proposer pour changer des choses, continuez à promouvoir la fine fleur de la piraterie. « Morte à l’intérieur » est dispo sur Soundcloud, Spotify et Deezer. Faut blaster ça dans la playlist pour ton crush !
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