4 novembre 2020. Saaphyra, Veemie, Tehila Ora, Lil So, Laady Land, Lena Morgane, Mina West et Mely, 8 rappeuses et chanteuses marseillaises, débarquent avec une cover du hit Bande organisée de Jul et comparses.
Avec ce titre, qui oscille entre parodie, hommage et revendication, les 8 artistes rappellent que la chanson originale fait l’éloge de la bouillonnante scène hip hop marseillaise, mais occulte les femmes artistes qui la composent. Dans une démarche clairement féministe, les MCs entendent démontrer qu’elles sont tout aussi compétentes que leurs collègues hommes. Et ça, ça énerve. Rapidement, des réactions hostiles et insultantes fleurissent sur les réseaux (pour garder sa foi en l’humanité, ne pas lire les commentaires sur YouTube).
Comme toujours, des internautes prennent courageusement la parole, derrière de fausses photos, des pseudos et une syntaxe souvent bancale, pour vomir des préceptes d’un autre temps : les artistes sont accusées d’être moches, de ne pas savoir rapper/chanter, d’être des « putes »… Certains sont des fans hardcore outrés par cette dénaturation de leur hymne fétiche, d’autres des « rageux », d’autres des trolls classiques, qui, nous dit-on, ne méritent pas qu’on leur prête attention.
Pourtant, on sait désormais que ces injures, bien que proférées virtuellement, ne sont pas « rien » et affectent bel et bien la santé mentale et physique des individus qui les reçoivent au même titre que des violences subies IRL. On rappelle que l’outrage sexiste et le cyberharcèlement sont punis par la loi : des amendes de 90 à 1500 euros pour l’un et des peines pouvant atteindre 30 000 euros d’amende et 2 ans de prison pour l’autre.
Cyniquement, le bad buzz fonctionne. Grâce à son million de vues, Bande Organisée Version Féminine attire l’attention de plusieurs médias généralistes (qui découvrent à l’occasion qu’on peut trouver 8 rappeuses dans une même ville tout-n’est-pas-perdu.)
Le 19 décembre, les MCs phocéennes mettent en ligne un second clip intitulé On fout la m****, track festif efficace qui célèbre à la fois leur alliance et leur singularité.
Madame Rap le relaie sur ses réseaux le 4 janvier, après les vacances de Noël. Très rapidement, sur notre page Facebook, d’affreux commentaires font irruption. Le problème ? Saaphyra, Veemie, Tehila Ora, Lil So, Lady Land, Lena Morgane, Mina West et Mely rappent alors qu’en tant que femmes, leur place serait à la cuisine. Ben voyons.
Deuxième problème : elles ressemblent à des hommes, ce qui serait scandaleux et repoussant pour une femme. Original (et moderne.)
Notez que certaines utilisatrices, ou du moins des comptes se présentant comme appartenant à des femmes, participent aussi aux festivités.
Ces relents passéistes seraient risibles s’ils n’étaient pas accompagnés de véritables insultes sexistes et lesbophobes, assorties de racisme, grossophobie ou slut-shaming.
Madame Rap supprime certains commentaires haineux et bannit leurs auteurs. Petite précision d’ailleurs, les captures d’écran des commentaires sont anonymisées non pour protéger l’identité des auteurs, mais pour montrer qu’ils traduisent un fonctionnement systémique et non des abus d’individus isolés. Car c’est aussi ça le patriarcat.
Si Madame Rap s’évertue à répéter depuis plus de cinq ans que le rap n’est pas la musique la plus misogyne qui existe, que son public est prêt à accueillir et soutenir des rappeuses, et qu’il ne faut pas accabler le hip hop des pires maux, ce genre de shitstorm s’avère peu encourageant.
Bien sûr, chacun·e a le droit de ne pas apprécier ce morceau et ces artistes, mais pourquoi tant de haine ?
Le public est-il réfractaire à l’idée de voir émerger un groupe de rappeuses – fait rarissime dans l’histoire du hip hop français ?
Ces internautes sont-ils des amateurs de rap ?
Des trolls en mission ?
Des hommes qui se sentent menacés dans leur masculinité par l’incursion de ces rappeuses et des normes qu’elles déconstruisent ?
Des machos québlos au Moyen-Âge qui pensent que le rap et Marseille sont l’hégémonie des hommes (à part Keny Arkana) ?
S’agit-il d’une manifestation de la légendaire rivalité PSG-OM ou Nord/Sud ?
Ou tout simplement de cette bonne vieille misogynie impunie et si prospère sur les réseaux ?
Saaphyra, Veemie, Tehila Ora, Lil So, Lady Land, Lena Morgane, Mina West et Mely sont des femmes, mais surtout, elles sont plusieurs. Elles font groupe et ça fait peur. Leur simple existence fait office de révélateur. Oui, en 2021, malgré toutes les avancées en termes d’inégalités de genre, les femmes, et par conséquent les rappeuses, continuent d’être objectifiées, discriminées, déligitimées et assignées à des rôles de douceur ou de soumission.
En tout cas, il semblerait que Bande Organisée Version Féminine ait touché une cordé sensible. Quelle que soit notre opinion sur ce groupe, il illustre indéniablement une évolution positive du rap. Ces artistes participent à construire d’autres rôles modèles et nous rappellent que les femmes, les rappeuses et le rap sont multiples. Ceux qui freinent des quatre fers et opposent toutes les résistances possibles face à ce changement vont être déçus : le monde et le rap changent sans eux.