Rappeuse née à Casablanca d’une mère américaine et d’un père marocain, Salem Aya vit aujourd’hui à New York. Elle nous parle de son identité queer, de son multiculturalisme, de sa passion pour l’écriture et le métal et de ses projets.
Te souviens-tu comment et quand tu as découvert le hip hop pour la première fois ?
J’ai toujours été un peu rebelle dans mon enfance, donc tout ce qui était interdit ou tout ce qu’on me disait explicitement d’éviter me plaisait beaucoup. Ma mère était opposée à toute forme de blasphème dans la musique que j’écoutais, alors je demandais à mon père de m’acheter des disques de hip hop pirates au magasin du coin et je les écoutais en secret dans ma chambre.
Enfant, j’étais assez solitaire, je me débattais avec des problèmes familiaux et identitaires, et cette musique est devenue un espace safe pour moi. C’était l’une des seules façons de trouver la paix et de me recentrer. Je me souviens que l’un des premiers CD que j’ai écoutés était Get Rich Or Die Tryin’ de 50Cent. Je suppose que c’est comme ça que j’ai découvert cette culture.
Comment et quand as-tu commencé à rapper ?
J’ai toujours été passionnée par la poésie et la musique. L’écriture a toujours été une de mes passions, dans tous les sens du terme, mais plus je me suis intéressée au hip hop, plus cela a influencé ma façon de m’exprimer.
J’ai lutté contre la dépression tout au long de mon enfance et de mon adolescence, et l’écriture est définitivement devenue un exutoire pour travailler sur mes émotions et leur donner un sens.
Au Maroc, il n’y avait pas, et il n’y a toujours pas, une attitude très positive au sujet de la santé mentale. J’ai donc dû trouver des moyens de m’occuper et de chasser les idées noires que j’avais.
Cela étant dit, je suis très heureuse de voir la jeunesse marocaine d’aujourd’hui prendre la parole et œuvrer à la déstigmatisation des débats sur la santé mentale.
Tu joues également de la guitare. Es-tu autodidacte ou as-tu reçu une formation ou une éducation musicale ?
Je suis autodidacte ! La musique (tout comme les maths) est l’une des matières que je n’ai jamais comprises à l’école. J’étais douée pour tout le reste, mais je ne sais pas pourquoi, je n’arrive pas à comprendre ces deux domaines dans un contexte académique.
J’ai appris par moi-même en essayant de reproduire les accords à l’oreille, en regardant des concerts et des vidéos sur YouTube. Aujourd’hui, je peux jouer n’importe quel accord mais je ne connais toujours pas leur nom.
Tu as notamment été influencée par le métal. Selon toi, quels sont les points communs entre cette musique et le rap ?
Je dirais qu’il y a un élément de rébellion et de non-conformisme dans les deux genres auxquels je m’identifie. J’aime leur côté intraitable, c’est quelque chose que je respecte beaucoup. Cependant, dans le métal comme dans le hip hop, il existe un grand nombre de sous-genres.
Par exemple, j’adore le rap horrorcore. Au niveau des paroles, ça ressemble beaucoup au le goth métal. J’aime aussi toutes les musiques agressives, même si tout le métal et tout le hip hop ne sont pas agressifs.
Mes goûts et mes influences en matière de musique sont si vastes et contradictoires qu’il serait impossible d’en faire le tour. En guise d’illustration, j’écoute aussi beaucoup de musique folklorique marocaine que je trouve extrêmement inspirante pour différentes raisons.
Tu es née et as grandi à Casablanca d’une mère américaine et d’un père marocain, tu as ensuite vécu à Miami et tu es maintenant basée à New York. Comment ce contexte multiculturel t’a-t-il nourrie en tant qu’artiste ?
J’essaie d’incorporer des éléments de mon identité dans chaque chanson, même si ce sont de petits détails. Ainsi, je trouve de l’inspiration dans les multiples facettes qui font de moi ce que je suis.
Certains aspects de mes origines culturelles s’opposent, et d’autres coexistent, alors j’utilise ma musique pour essayer de trouver un moyen de réconcilier ou d’harmoniser les deux.
Je pense également que l’endroit où je vis joue un rôle important dans la musique que je produis. Vivre dans différentes villes et différents pays a été le plus incroyable des apprentissages. J’adore voyager et découvrir des cultures et des coutumes différentes. Je suis très sensible à mon environnement et je suis influencée par tout ce qui m’entoure, alors j’adore découvrir les belles petites choses où que je sois.
Tu viens de sortir le titre et le clip « Qandïsha » avec le MC Lemhllwess. Peux-tu expliquer ce qu’est la figure de Qandïsha et de quoi parle le morceau ?
La chanson elle-même ne parle pas littéralement de la créature mythologique Aicha Qandïsha. J’ai toujours été passionnée par la mode, c’est pourquoi j’ai décidé de nommer la chanson « Qandïsha » en raison d’un passage des paroles qui fait référence aux chaussures Tabi de Maison Margiela (que l’on retrouve dans le clip comme un subtil clin d’œil).
Aicha Qandïsha est un archétype de femme fatale ou de succube de type djinn. Il y a beaucoup d’explications différentes sur comment et quand la légende est apparue. Selon le folklore traditionnel, c’est une très belle femme aux pieds fourchus qui attire les hommes vers leur destin. D’autres disent qu’elle a vraiment existé, qu’elle a vécu au Maroc pendant la période coloniale portugaise et qu’elle cherchait à se venger des soldats envahisseurs.
Le morceau en soi est assez agressif, énergique et un peu vantard. En fait, je m’amusais en studio et le mot « Qandïsha » m’est venu à l’esprit et m’est resté. J’ai décidé de m’en servir et j’ai trouvé une idée pour le visuel. Lemhllwess m’a contactée pour collaborer sur une chanson, alors je lui ai envoyé mon couplet. Il a basé le sien sur le mien, et c’est comme ça que « Qandïsha » est née.
Comme je l’ai déjà dit, j’aime beaucoup l’horrorcore et les thèmes sombres, donc c’était tout naturel pour moi de combiner cet élément du folklore nord-africain avec quelque chose de plus personnel.
Comment écris-tu en général ? As-tu des sujets de prédilection ou des routines particulières ?
Pour être honnête, une grande partie de mon écriture est spontanée. Je passe par des périodes où je trouve l’inspiration partout et par d’autres où il m’est extrêmement difficile d’écrire quoi que ce soit.
Il y a des chansons que j’ai écrites entièrement en 15 minutes, tandis qu’il m’a fallu 6 mois pour en terminer d’autres.
J’ai toujours été très transparente et je n’ai jamais caché le fait d’être queer, donc je pense que c’est un thème commun à toutes mes chansons.
Je dirais aussi que les thématiques sombres sont assez constantes, peut-être pour essayer de transformer mes luttes en quelque chose de positif et de beau.
Comment définis-tu ta propre identité queer et ton propre féminisme ?
Je m’identifie comme queer. J’ai toujours su que j’étais différente de mes camarades depuis mon plus jeune âge. Je pense que j’ai pris conscience de mon homosexualité dès l’âge de 3 ans. Cependant, je n’ai pas fait mon coming out avant l’âge de 10 ou 11 ans.
En grandissant, je n’ai jamais eu d’espace safe pour exprimer mon identité queer, ni personne à qui m’identifier, alors je me suis isolée pendant de nombreuses années.
Pour être honnête, je ne saurais pas comment les définir. C’est simplement qui je suis et qui j’ai toujours été. C’est ce qui me vient naturellement et je ne l’échangerais pour rien au monde. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me réconcilier avec moi-même, alors peut-être qu’en un sens, je définirais ma queerness comme la confiance et l’amour de soi. Du moins, c’est ce que signifie ma propre queerness pour moi.
J’ai passé de nombreuses années à cacher une partie très importante de mon identité, jusqu’à ce que je décide de trouver un moyen de célébrer mon individualité. Et cela se retrouve dans mon féminisme, qui va à l’encontre des normes sociétales et de ce que l’on attend des femmes dans ma culture, puisque je suis, sans aucune honte, une femme queer.
Es-tu en lien avec la scène hip hop marocaine ? Si oui, quelle place les f*mmes et les queers occupent t’iels sur la scène rap là-bas ?
J’ai découvert la scène hip hop marocaine pendant la pandémie, quand j’ai commencé à sortir de la musique. Je vivais à Miami à l’époque et je voulais entrer en contact avec d’autres artistes marocain•es. J’aime aussi beaucoup le hip hop marocain. J’ai eu l’occasion de découvrir des artistes incroyables que j’écoute en boucle depuis. J’aime mon pays et cela me fait chaud au cœur de voir ma génération soutenir des changements positifs et la liberté d’expression.
J’aime Khtek et Snowflake, qui sont deux rappeuses marocaines. Elles sont incroyablement talentueuses et m’inspirent autant en tant que personnes qu’en tant qu’artistes.
La scène est encore très dominée par les hommes, mais je constate que cette dynamique est en train de changer. Je suis vraiment heureuse de voir de plus en plus d’artistes féminines et LGBTQ+ gagner en confiance, occuper l’espace et partager leur travail.
Quels sont tes projets à venir ?
Je suis en train de travailler sur quelques nouveaux singles, certains en collaboration avec d’autres artistes et d’autres en solo. Je veux aussi expérimenter davantage avec les langues, et sortir plus de chansons en darija, qui est le dialecte marocain.
À plus grande échelle, j’aimerais sortir un EP au cours de l’année, qui comprendrait quelques singles que j’ai déjà sortis en plus des projets sur lesquels je travaille actuellement. Je prévois aussi de sortir plus de visuels donc j’ai hâte !
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer ou à améliorer ?
Je pense que Madame Rap est un projet incroyable. C’est un excellent moyen de découvrir des artistes féminines et LGBTQ+ dans le hip hop. Je n’ai jamais rien vu de semblable et je suis ravie que vous m’ayez contactée. J’aime tout ce que ça représente et la plateforme que vous offrez aux personnes sous-représentées.
Vous mettez en lumière les opprimés et les marginaux, et c’est pour cette raison que Madame Rap a gagné tout mon respect. C’est un projet avec un objectif, et avec de l’amour pour seule intention, alors tout ce que je peux dire, c’est de continuer à faire ce que vous faites !