Elles sont rappeuses, britanniques d’origine jamaïcaines, noires, converties à l’Islam et font du hip hop un outil social et politique pour développer des ponts entre différentes communautés. Madame Rap a interviewé Muneera Rashida et Sukina Abdul Noor de Poetic Pilgrimage sur leur relation au rap, à la religion et aux femmes.
Comment vous êtes-vous rencontrées et comment avez-vous commence à rapper ?
Muneera Rashida : Nous nous sommes rencontrées à l’école. J’étais deux classes au-dessus de Sukina. On était dans une école catholique et on faisait toutes les deux de la chorale. On adorait ça parce qu’on pouvait y chanter des morceaux de Rn’B et d’autres styles qu’on aimait bien. On est devenu amies plus tard, lors d’un concours de talents. Sukina chantait et moi, j’animais une émission de radio sur une radio pirate de Bristol.
Sukina et moi avons réalisé que nous avions beaucoup en commun en termes de philosophie, de valeurs, d’identité… Dans mon entourage, je n’avais pas beaucoup d’amis avec lesquels je pouvais aborder tous ces sujets. Nous avons sympathisé parce que nous avions ces points communs et aussi à cause de notre amour de la musique.
Quelques années plus tard, j’écoutais du rap et j’essayais d’écrire mes propres paroles et Sukina chantait toujours. En essayant de trouver des artistes qui nous représentaient, on s’est rendu compte qu’il n’y en avait pas. On a déménagé à Londres pour aller à l’université et c’est là qu’on a lancé Poetic Pilgrimage.
En quoi le rap est-il un outil politique à vos yeux ?
Sukina Abdul Noor : Pour moi, le hip hop est un outil de changement social et politique parce que ce sont ses fondements mêmes. Le hip hop était d’abord la voix des sans voix, un moyen pour des individus d’exprimer leur réalité et de se (re)définir à travers le pouvoir des mots. Tous les genres de hip hop – pop, gangsta, électro, conscient- , mettent en évidence des éléments de justice sociale. Le hip hop est comme un stylo, même si personne ne l’utilise, il sert à écrire des choses positives ou négatives. Le hip hop que j’écoutais et qui m’a donné envie de rapper, Mos Def, Talib Kweli, Common, Slum Village, The Roots, Nas, Dead Prez, Killah Priest, racontait notre histoire et était un outil d’éducation et de justice.
Vous organisez des ateliers de poésie. Quels sont leur buts et à qui s’adressent-ils ?
Muneera Rashida : Nous organisons des ateliers informatifs et créatifs adaptables en fonction des demandes des gens. Nous nous trouvons à l’intersection de beaucoup de choses : nous sommes des femmes noires, européennes, musulmanes, caribéennes qui vivons à Londres et avons grandi à Bristol. Proposer un seul type d’atelier serait limitant pour nous. Nous essayons d’incorporer nos identités, une réflexion sur les stéréotypes, la diversité, de l’écriture créative et des éléments du hip hop qui apprennent à être soi-même et authentique. Les participants sont âgés de 6 ans à 60 ans environ. Nous avons travaillé à Chicago, en Afrique du Sud avec des populations très différentes.
Vous vous êtes toutes deux converties à l’Islam en 2005 et parlez de votre rapport à la religion comme d’un facteur d’empowerment…
Sukina Abdul Noor : Nous nous sommes toutes deux converties à l’Islam quelques semaines après les attentats de Londres en juillet 2005. En ce qui me concerne, j’ai commencé à m’intéresser à cette religion en lisant l’autobiographie de Malcolm X. En tant que jeune femme noire à l’université, c’était une figure que j’admirais. Sa manière d’appréhender l’Islam et la personne qu’il était avant de se convertir était très libératrice pour moi. Nous venons d’un milieu afro-diasporique et sommes des descendantes d’esclaves. Malcolm X a opéré une transformation qui l’a émancipé. Je me reconnais dans la force qui est venue de sa foi. Quand on regarde les histoires des Africains de la diaspora et la manière dont ils ont résisté et combattu l’oppression, Dieu a toujours été présent.
En tant que femme qui choisit de se convertir à l’Islam, je ne vois rien de dégradant à la pudeur. Parce que nous vivons dans une société qui offre et promeut l’impudeur et profite des femmes. L’exploitation sexuelle est présentée comme une norme et les jeunes femmes aspirent à être désirées sexuellement par les hommes, avant de miser sur leur intelligence ou leur talent.
Pour moi, être une femme qui choisit de se retirer de ce marché est une forme d’empowerment. De nos jours, choisir d’être pudique est plus révolutionnaire que le contraire. Ca me permet de réfléchir sur mon corps, ma féminité et le fait d’être une femme. Avant, je portais des mini-jupes et des tenues moulantes en été, et quand j’ai essayé de les remplacer par des vêtements plus amples, je me suis sentie plus digne et élégante. Ca ne veut pas dire que les femmes qui s’habillent autrement sont indignes et inélégantes, mais c’est un choix.
Je ne peux pas nier la réalité de certaines femmes musulmanes dans d’autres régions du monde où la pudeur, le hijab, le voile ou la burqa leur est imposé par l’Etat, leur famille ou leur culture au nom de la tradition. En Afghanistan ou en Iran, ces femmes sont forcées de porter le voile. C’est une atrocité et je ne peux pas parler en leur nom parce qu’elles viennent d’un contexte complètement différent du mien. Mais quand on entend le Président François Hollande dire qu’il veut que toutes les femmes soient libres, portent des mini-jupes et aient les cheveux lâchés, c’est un symbole d’oppression pour nous, parce qu’ils nous retirent notre droit de femmes de nous couvrir.
« La France a un problème avec les femmes musulmanes. Le pays dit : « nous ne vous donnons pas les moyens d’être qui vous voulez être« , en se basant sur de prétendues politiques des droits des femmes occidentales et arrogantes. Personne ne demande à ces femmes ce qu’elles veulent. »Je connais des femmes musulmanes qui voudraient aller à l’université, avoir un travail « normal » et elles sont ostracisées parce qu’elles choisissent de porter un foulard. L’affaire du burkini est inacceptable. C’est une exemple de l’arrogance occidentale.
C’est important que les féministes soient solidaires de ces femmes, ne les méprisent pas et ne pensent pas qu’elles sont oppressées ou sont se fait laver le cerveau. On n’a pas besoin de que les gens aient pitié de nous et nous aident à nous libérer. Vous n’irez pas en enfer si vous ne portez pas le foulard, c’est juste notre choix en tant que femmes occidentales.
Quels sont vos rôles modèles féminins et pourquoi ?
Muneera Rashida : Il y a des personnes que j’admire, qui sont source d’inspiration ; des chansons, des discours, des vêtements… Mais l’idée globale d’un role model ne m’est pas familière. Evidemment, l’un de mes premiers modèles est ma mère. Elle est pasteure dans une église, totalement dévouée à Dieu mais aussi intelligente et puissante. Elle s’est scarifiée pour ses enfants mais aussi pour ses frères et sœurs. Elle est généreuse, plein de compassion, très impliquée dans le travail social en prison et avec de jeunes travailleurs du sexe.
En termes de musique, les femmes en général m’inspirent, comme Lauryn Hill, mais je n’ai pas de role model en tant que tel. Tout le monde doit pouvoir faire des erreurs et changer d’avis alors que le concept de role model semble figé.
J’aime beaucoup Rabia al adawiyya, une poète soufi. En ce moment, je lis en ce moment un livre de Marlon James qui parle de l’esclavage aux Caraïbes et dans lequel il y a un personnage qui s’appelle Lilith qui m’inspire beaucoup par sa résilience.
Vous définissez vous comme féministes ? Pourquoi ?
Muneera Rashida : On nous pose très souvent la question. Le terme « féminisme » ne me convient pas à 100%. Je comprends les principes du féminisme et d’égalité entre les sexes, mais le féminisme est un concept créé par des femmes en fonction d’une situation particulière. A un moment dans l’histoire, le féminisme était le combat pour l’égalité. Quand on regarde qui menait ce combat et à qui il servait, je ne pense que ça m’incluait. Ca ne parlait pas des femmes de couleur, musulmanes et de la classe ouvrière. C’était pour une certaine classe et une certaine couleur.
Aujourd’hui, les choses ont changé avec le féminisme intersectionnel. Mais même aujourd’hui, ce féminisme parle peu de religion. Il faudrait quelque chose de nouveau, plus inclusif, à la fois intersectionnel et religieux. Il doit y avoir un moyen plus naturel d’acquérir l’égalité pour les femmes dans le monde.
La colonisation a dévasté les cultures en touchant d’abord les enfants et les femmes.
Avant la colonisation, ces pays avaient un mode de vie plus « naturel ». Les femmes n’étaient pas toujours opprimées, comme au Soudan.
En tant que femme musulmane, la plupart des féministes qui viennent me parler ont pitié de moi. Elles pensent que je suis opprimée et que je suis musulmane parce que mon père ou mon mari le sont. Si le féminisme a pitié de moi, comment peut-il être libérateur ? L’idée de rechercher l’égalité est très bien mais je ne me sens pas inclue dans ce combat donc je doute qu’il puisse me sauver.
Je ne m’oppose pas aux féministes, je pense qu’il y a de bonnes intentions, mais ça ne m’a jamais représenté et ne me représente pas plus aujourd’hui.
Qu’écoutez-vous en ce moment ?
Sukina Abdul Noor : J’adore le reggae old school et conscient. J’écoute Burning Spear, Black Uhuru, Bob Marley, Dennis Brown, Gregory Isaacs, des artistes contemporains comme Chronix, Jah9, Protoje, Kabaka Pyramid… Aussi de la soul, je suis très impressionnée par l’album de Solange. Je le respecte beaucoup parce que je trouve qu’elle parle de nos histoires de femmes de couleur avec élégance. Elle coche plusieurs cases en même temps. J’ai l’impression que ma réalité est reconnue.Aussi Willow Smith, elle est très jeune et j’aime la direction qu’elle prend. En hip hop Mos Def, Talib Kweli, Common, Kendrick Lamar…
Quels sont vos projets à venir ?
Muneera Rashida : Nous revenons de Belgique où nous avons participé à la production d’une pièce de théâtre sur Malcolm X. Ce n’est pas vraiment une autobiographie mais raconte l’histoire de ses combats, son idée de justice, d’égalité et de paix dans l’Amérique des Droits civiques. On aborde aussi le racisme, l’essor de l’extrême droite et des extrémismes, la radicalisation, la crise des réfugiés et l’impact de la colonisation. La pièce est produite par l’International Flemish Theater à Bruxelles et l’idée et de partir la jouer en tournée l’été prochain.
Avec Poetic Pilgrimage, nous avons sortis de nombreux EPs et mixtapes et fait plusieurs collaborations. Maintenant, nous travaillons sur un album, qui sera normalement fini mi 2017. Sinon, je viens de finir mon master à l’université et Sukina a commencé le sien cette année.
Nous écrivons, donnons des conférences et commentons la société au-delà de notre groupe de musique. En articulant nos identités, nous avons réalisé que ces ponts étaient essentiels et essayons de multiplier les projets qui vont dans ce sens.
Que pensez-vous de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
Sukina Abdul Noor : Je pense que vous faites un travail incroyable pour les femmes dans le hip hop, aussi pour les femmes porteuses de message dans leur art et pas seulement pour des femmes qui perpétuent des stéréotypes. C’est bien d’avoir une plateforme européenne qui s’intéresse à ça. C’est génial que ces voix soient entendues donc continuez le bon boulot !