Le•a rappeur•euse/poète/dramaturge/écrivain•e britannique Kae Tempest sort l’album Let Them Eat Chaos. Madame Rap a rencontré l’artiste à Paris pour parler féminisme, hip hop et écriture.
Quand et comment as-tu découvert le hip hop ?
Je devais avoir 12 ou 13 ans quand je suis tombée amoureux•euse du hip hop. J’ai toujours écouté de la musique mais ce sont les paroles qui me touchaient. Et j’ai toujours beaucoup lu. J’étais passionnée par le lyrisme. Le hip hop est une force sociale, culturelle et politique, c’est un vaste mouvement qui existe depuis cinquante ans minimum. Ce n’est pas surprenant de voir des gamins de South London trouver leur voie dans cette forme d’expression. A l’époque, je ne vivais que pour ça.
J’aimais beaucoup Pharoahe Monch, Guru de Gang Starr, A Tribe Called Quest, Gravediggaz… C’est en écoutant Too Poetic de Gravediggaz que j’ai appris tout ce qu’un rappeur pouvait faire. Et puis Lauryn Hill, Bahamadia, Nas, Biggie et Big L. Je me suis ensuite intéressé•e à ce qui se passait au Royaume-Uni avec entre autres Chester P du groupe Task Force et Skinnyman. J’avais 15 ans à ce moment-là. Je ne faisais qu’écouter, observer et attendre mon tour.
En tant que rappeur•euse, slammeur•euse, poète et dramaturge, les mots occupent une place centrale dans ton travail. Quel est ton processus d’écriture ? As-tu des rituels ?
Ça dépend. Si j’ai une grosse deadline, mon rituel consiste juste à m’y mettre et à me lancer. On utilise souvent des petits rituels pour essayer de se mettre dans un espace que nous ne parvenons pas à atteindre instinctivement. Parfois, rien que le fait de prendre un stylo représente quelque chose de puissant.
Parce que j’ai passé plus de temps dans ma vie avec un stylo à la main que sans. J’écris toujours le premier jet à la main dans un carnet. C’est mieux pour mes idées parce que l’écriture est connectée à la mémoire. Comme ça, quand tu as fini d’écrire des paroles, tu les as déjà probablement mémorisées. Ensuite, je tape le deuxième jet à l’ordinateur et travaille à partir du manuscrit pour les versions suivantes. Mais l’idée initiale passe toujours par le carnet.
Ton nouvel album Let Them Eat Chaos est très sombre, mélancolique et introspectif mais aussi onirique et plein d’espoir. Dans quel état d’esprit étais-tu quand tu l’as écrit ?
Ça parle du fait d’essayer de comprendre ce qui tient les gens éveillés la nuit. Qui est debout à 4h18 ? C’est la question initiale qui mène aux personnages. Mon état d’esprit est présent sur tout le disque, notamment dans la description des protagonistes, mais aussi dans la manière épique dont l’album débute dans l’espace.
J’essaie constamment de ne pas avoir d’œillères et de lever les yeux pour voir le monde. Je suis ravi·e que vous le trouviez plein d’espoir parce que je pense que c’est un album positif.
Dirais-tu que c’est un disque politique ?
Je pense que c’est impossible en 2016 de faire un disque qui ne soit pas engagé par rapport à notre époque et à la crise que nous connaissons. Consciemment ou inconsciemment, chaque artiste se frotte à ça. Je n’ai jamais cherché à affirmer un engagement politique dans mon travail, mais bien sûr la politique est en moi. +
Je refuse toute étiquette. Je me bats depuis longtemps pour montrer aux gens que les étiquettes sont constamment décevantes. Le fait que je travaille via des formes artistiques si diverses signifie qu’il est impossible de me coller une étiquette. Ça ne va pas. Plus nous sommes réducteurs pour que les autres nous comprennent, plus nous les réduisons à une seule chose pour mieux les comprendre, plus nous nous éloignons de la possibilité de comprendre quoi que ce soit.
Surtout en termes d’idées créatives, qui émergent dans de vastes espaces. Si tu te présentes comme un artiste, un rappeur, un poète ou un romancier politique, alors tu n’écoutes pas ton idée de base.
Londres est un personnage récurrent dans ton travail, mais tu sembles avoir une relation ambivalente à cette ville…
C’est chez moi, c’est là où j’ai grandi. Je n’en suis jamais parti·e. Beaucoup de personnes quittent leur ville natale pour se trouver. Pour ma part, je me suis sentie tellement ancrée dans ce lieu que je n’ai jamais éprouvé le besoin d’aller ailleurs. Mais Londres est aussi pleine de souffrance. Il y a beaucoup de rappels, et de la douleur aussi. En même temps, c’est un endroit terrifiant, beau et magique.
C’est en moi, mais aujourd’hui pour la première fois de ma vie, je ressens l’envie d’être ailleurs et de partir. Je veux aller dans les Pyrénées, les montagnes, les loups, le ciel… En même temps, je dis ça mais je viens juste d’y penser aujourd’hui ! Et de toute évidence, je ne vais pas quitter Londres !
En 2013, tu as remporté le prix de poésie Ted Hughes pour ton ouvrage Brand New Ancients. En quoi cette reconnaissance institutionnelle a-t-elle influencé ton parcours ?
J’aimerais croire que ça ne change pas grand-chose mais bien sûr que si. Pendant dix ans, je voulais désespérément être entendu·e. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais pas jouer où je voulais, pourquoi je ne pouvais pas me faire signer en maison de disques, ou pourquoi je ne trouvais pas d’éditeur. C’est comme si j’étais sur le point d’exploser mais ne savais pas comment m’y prendre.
Je travaillais toute la journée dans des écoles, où j’animais des ateliers d’écriture, je faisais de concerts de slam en début de soirée et des concerts avec mon groupe après… Je travaillais chaque minute de la journée et je voulais être validé·e. Pour être totalement honnête, c’est beaucoup plus facile de dire que tout ça n’a pas d’importance, une fois qu’on l’a obtenu. Avant de remporter cette récompense, je n’avais aucune chance de gagner un prix de poésie.
Je n’avais même pas l’intention d’aller à la cérémonie. J’avais passé la journée dans une prison de femmes à Holloway, à animer des ateliers à partir d’une pièce que j’avais écrite. C’était une journée très sérieuse. Je travaillais avec ces détenues, on me montrait la maternité de la prison, où les femmes accouchent et restent six mois avec leur bébé avant qu’il ne soit placé. Et après, je suis parti·e à cette putain de soirée de récompense dans un coin bourgeois de la ville, avec du vin blanc, toutes ces conneries, et j’ai gagné ce putain de prix ! Ça n’avait aucun sens.
Tout à coup, tout l’establishment de la poésie a commencé à s’intéresser à moi, ce que je ne voulais pas vraiment, et je n’y étais pas préparé·e. Mais en fait, c’est assez stimulant d’imaginer une vie entière à s’améliorer en tant que poète. C’est important pour moi. C’était une victoire, pas que pour moi, mais pour tous ceux qui rappent ou font du slam.
As-tu déjà été discriminé·e en tant qu’artiste ?
Oui bien sûr, mais je pense que c’est plus important de dire la chance que c’est d’avoir un point de vue, un courage, un pouvoir, une volonté de femme. C’est important de souligner le positif. J’ai trouvé la résilience qui m’apprend être sûre de moi, parce que personne d’autre ne l’est vraiment.
Le hip hop est perçu comme la musique la plus sexiste. Quel est ton avis sur le sujet ?
Quand j’étais jeune, le hip hop était tout pour moi. J’évoluais dans cette culture et je l’ai juste absorbé·e. A un niveau inconscient, j’ai cessé d’entendre la misogynie, l’homophobie… J’étais tellement amoureux·se de la forme artistique que j’ai arrêté d’y prêter attention. Je ne pensais pas que tous ces mots m’étaient destinés même si j’entendais bien les rappeurs parler des femmes de manière que je trouvais profondément dérangeante.
En grandissant, j’ai réalisé que ce que j’avais appris de plus important du hip hop était l’authenticité. Et en étant sincère envers moi-même, je ne pouvais pas rester là et faire comme si tout ça n’existait pas. J’ai compris que j’avais envie d’être visible et de me faire entendre, d’une manière qui allait à l’encontre de tout ce qu’on pouvait dire du rôle ou de la place d’une femme. Me lever et prendre le micro, sans avoir l’air sexy ou stupide ou sans sucer la bite de personne, et vouloir juste parler de choses sérieuse était un moyen pour moi de rééquilibrer un peu la balance.
Le revers de la médaille, c’est que si tu ne fais pas partie de cette culture et la juges misogyne, je n’ai pas envie d’en parler avec toi, parce qu’il y a tellement de subtilités qui t’échappent. Si tu rejettes la dimension libératrice et vertueuse de la culture et de la musique hip hop, ce n’est pas mon rôle de t’éduquer. Il y a un problème, mais il faut faire partie de la culture pour comprendre ses nuances.
J’étais juste un·e gamin·e queer et bizarre, tous mes amis étaient des mecs et je le gérais très bien. Je sais que tout ce sexisme relève de la performance. C’est une sorte de bravade ou de truc adolescent et je sais que la réalité de ces hommes avec leur mère ou leurs sœurs est bien différente. Alors je sais que ce n’est pas une vraie menace, c’est une danse, une vilaine danse, ils en reviendront. Ils ont juste besoin de tomber amoureux aussi !
Te définis-tu comme féministe ? Pourquoi ?
Je ne me considère pas, je fais juste le boulot. Mais c’est important de dire que je crois en une égalité véritable.
Qu’écoutes-tu en ce moment ?
Plein de choses. Un rappeur qui s’appelle Trim, son album déchire. Il y a aussi Rosie Lowe, une chanteuse de R’N’B produite par Dave Okumu, qui est incroyable. Il fait partie du groupe The Invisible et il est vraiment cool. Sinon j’écoute tout le temps Pharoahe Monch, Mos Def ou Yasiin Bey, Little Simz … J’aime beaucoup Paranoid London, un groupe de house minimale bien crade !
Quels sont tes autres projets à venir ?
J’ai un projet de pièce mais je ne sais pas quand elle sera finie. Je travaille aussi sur un nouveau livre de poèmes… J’ai généralement quatre ou cinq projets en même temps, ils occupent le même espace. Là, je vais être en tournée avec mon album pendant quelque temps, mais je ne vais pas pour autant m’arrêter de travailler à d’autres idées.
Je travaille également sur un nouvel album, mais lentement, parce que ça fait cinq ans non-stop que je me concentre pour en arriver où j’en suis aujourd’hui. Alors mon prochain projet va prendre un peu plus de temps.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
Je trouve ça très important de valoriser les femmes dans le rap car malheureusement elles restent très peu visibles. C’est un travail essentiel.