D’origine philippine, Han Han a émigré à Toronto en 2006. L’artiste nous raconte comment elle concilie son travail de rappeuse et d’infirmière à plein temps, l’influence de sa grand-mère sur son deuxième album Urduja et son féminisme intersectionnel.
Quand et comment as-tu découvert le hip hop ?
Depuis que je suis petite, j’ai toujours écouté la radio. Parfois, ils passaient du hip hop. Un ami de ma mère m’a aussi offert un CD d’occasion de Tupac Shakur. J’ai commencé à l’écouter avec notre voisin de l’époque, qui était également un énorme fan de 2pac.
Mais j’ai vraiment découvert le hip hop quand j’ai émigré au Canada en 2006, à l’âge de 21 ans. J’ai rencontré beaucoup de gens de la scène musicale de Toronto. La plupart d’entre eux étaient des producteurs de hip hop et une fois, ils m’ont demandé de rapper sur un beat et j’ai essayé. C’est comme ça que j’ai découvert le hip hop, je n’avais pas vraiment de connaissances approfondies de ce que c’était. Au fil des ans, j’ai appris d’où il venait et tenté de m’éduquer au sujet de la culture elle-même.
Comment as-tu commencé à rapper ?
Une fois arrivée au Canada, un jour je suis allée à un atelier de poésie à Kensington Market, dans le centre culturel de Toronto. J’avais toujours écrit des poèmes mais ne les avais jamais envisagés comme des textes de rap, je les voyais simplement comme de la poésie que je gardais pour moi. C’était la première fois que je lisais un poème en public. J’ai rencontré French Manilla, une rappeuse, et on a tout de suite accroché. Elle m’a invité à venir jammer dans la cave de ses parents. Il se trouve que son copain de l’époque (qui est devenu son mari depuis) était producteur et m’a proposé un beat. On a commencé à expérimenter différentes choses et elle m’a demandé de mettre mon poème en musique. C’est comme ça que ça a commencé.
« Je voulais que les Philippins entendent ce que leur langue pouvait être, ses possibilités et sa beauté. »
Plusieurs amis dans la communauté d’artistes philippino-canadiens ont écouté notre titre expérimental et ont vraiment aimé. Tous ces producteurs étaient aussi des Philippins qui essayaient de trouver leurs racines. Et parce que je rappe en philippin, ils ont trouvé ça génial. Je voulais qu’ils entendent ce que leur langue pouvait être, ses possibilités et sa beauté. Beaucoup de gens veulent se reconnecter à leur culture mais la culture est imbriquée dans la langue. Et je suis aussi plus à l’aise pour m’exprimer dans ma langue maternelle.
Comment réussis-à combiner ton travail d’infirmière avec ton activité de rappeuse (surtout pendant le confinement) ?
Depuis que j’ai commencé la musique, j’ai toujours travaillé comme infirmière à plein temps et je me suis spécialisée en chirurgie cardiaque. Je n’ai jamais vraiment considéré mon métier d’infirmière et à la musique comme des choses opposées, au contraire je les trouves complémentaires. Le métier d’infirmière est un art quand on y réfléchit, donc ma musique est compatible avec mon métier. C’est ma forme de catharsis et de détente et je considère vraiment la musique, et l’art en général, comme une sorte de thérapie. Je n’avais pas planifié de faire carrière dans la musique, c’était plus un exutoire et un moyen de m’exprimer. Ça m’a beaucoup aidé à gérer ma vie personnelle. Et si je peux financer tous mes projets musicaux, c’est grâce à mon métier d’infirmière, qui m’inspire également des chansons.
Au fil des ans, j’ai appris à gérer la musique et le travail et je suis très sélective. J’ai eu la chance de faire de concerts, mais je ne le recherche pas forcément. Ma stratégie est de ne pas me laisser submerger. J’ai toujours voulu avoir la possibilité de dire non quand je n’ai pas envie de jouer ou que je ne le sens pas à 100 %.
« Pendant la pandémie de Covid, je me suis portée volontaire pour faire partie d’une équipe d’urgentistes »
Je suis très sélective avec les festivals aussi, parce que je veux m’assurer que leurs valeurs sont en accord avec les miennes. Je ne fais pas de la musique pour la gloire ou le succès commercial. Ma réussite, c’est d’aimer ce que je fais et de faire ce que j’aime. Certains diront que je suis une privilégiée, et je le suis sans doute, parce que j’ai une super équipe derrière moi, et ce n’est pas le cas de beaucoup d’artistes aujourd’hui. Selon moi, c’est très important d’avoir une communauté et collaborer est la clé de tout.
Pendant la pandémie, je me suis portée volontaire pour faire partie d’une équipe d’urgentistes d’intubation de patients du Covid. Du coup, la musique n’est pas ma priorité en ce moment mais je reste créative. C’est comme si je faisais de la recherche et créais du matériau brut pour de futurs projets. On m’a proposé de faire des concerts en livestream mais je préfère laisser cet espace à d’autres artistes qui galèrent dans cette économie et n’ont pas la chance d’avoir des sources de revenus. Moi, je vais bien.
Ton titre World Gong Crazy a été nommé dans la catégorie Meilleure Chanson aux Music Video Awards de Berlin en 2017. En quoi cette reconnaissance internationale a-t-elle impacté ta carrière ?
J’ai été surprise. J’avais envoyé le clip et il a été nommé. Je suis allée à Berlin pour jouer en live et même si je n’ai pas gagné, le fait d’être nommée aux côtés d’autres artistes internationaux a été une forte reconnaissance et a boosté ma confiance. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose dans ce que je faisais qui trouvait un écho chez beaucoup de gens.
Au début, je ne considérais pas la musique comme quelque chose de sérieux. C’était quelque chose que j’aimais faire dans mon temps libre. Après cette nomination et la sortie de ce clip, beaucoup de gens m’ont envoyé des messages pour me remercier d’être qui je suis, et de sortir le type de musique que j’avais faite avec mes collaborateurs. Je suis vraiment reconnaissante, mais en même temps, je veux vraiment me concentrer sur le pourquoi je fais ce que je fais. Je veux garder mon objectif en tête et les pieds sur terre.
Ça a eu un impact immense sur ma carrière parce que les gens se sont intéressés à moi après ça. C’était même un peu oppressant parce que je n’y suis pas habituée ! J’ai eu beaucoup d’opportunités et on m’a invité à jouer à Los Angeles et à San Francisco, c’était génial. Mais, je n’ai pas fait ça toute seule, je l’ai fait avec mon équipe et je ne suis que la première ligne. Je suis la capitaine du bateau, à la tête d’un groupe de créatifs. C’est peut-être ça le secret.
La poésie occupe une place importante dans ton art. Quel genre de poésie et de poètes aimes-tu lire ?
J’écris des poèmes depuis que je suis petite. J’écris n’importe où et dès que je me sens inspirée. J’aime Maya Angelou et aussi Emily Dickinson. J’aime vraiment ses poèmes parce qu’elle peut frapper fort avec ses mots et également décrire ses sentiments très précisément. C’est sans doute l’un de mes poètes préférés. J’aime aussi beaucoup If de Rudyard Kipling et Desiderata, même si je ne sais pas si on peut dire que c’est de la poésie. Je le connais par cœur depuis que je suis petite.
Quel est ton meilleur morceau à ce jour selon toi ?
C’est vraiment difficile de décider parce que je suis très tatillonne au sujet des chansons que je crée et que je sors. Ça doit être un titre que j’aime.
« Ma culture est faite de cultures indigènes et de corps colonisés et quand on mêle leur son, leur langue et leurs visuels, ça crée de la magie »
Je dirais World Gong Crazy parce que je voulais que le morceau sonne moderne et, en même temps, les gongs traditionnels, les visuels, l’acoustique et les langues utilisées sont très innovants. On incorpore à la fois de la tradition et du nouveau à un mélange néo-Philippin. Le titre est écrit dans les trois langues parlées par les Philippins, que je parle également : l’anglais, le cebuano et le tagalog, et dans chaque couplet chaque région des Philippines est représentée. Le son aussi représente le nord et le sud et les costumes et les danses dans le clip représentent la diaspora philippine. Nous sommes une culture faite de différentes cultures indigènes et de corps colonisés et quand on mêle leur son, leur langue et leurs visuels, ça crée de la magie.
C’est aussi une chanson que j’ai écrite en collaboration avec d’autres artistes. J’aime la manière dont nous avons travaillé parce que ça montre que l’avenir est plus dans la collaboration que dans l’isolement. Ce morceau montre que si on peut se rassembler, même si on est tous différents, alors on peut créer de la magie.
Aussi, les couplets sont inspirés de la littérature. À l’époque, j’étais à fond dans Jose Rizal. C’est une sorte de héros national aux Philippines et j’ai lu ses livres Noli me tangere et El Filibusterismo, qui ont déclenché la révolution aux Philippines en 1896. Je m’en sers comme références dans mes couplets, comme pour éveiller la conscience des Philippins à aimer leur propre pays et eux-mêmes. Nous n’avons pas besoin d’aspirer à être occidentaux, nous devons juste être nous-mêmes.
Je fais aussi référence à un roman intitulé Bata, Bata… Pa’ano Ka Ginawa? de Lualhati Bautista, qui signifie « Enfant enfant, comme as-tu été conçu ? », et qui sert de refrain. En gros, je demande « de quoi est faite ta conscience ? ». C’est un roman féministe parce qu’il parle beaucoup du rôle la femme philippine moderne dans le monde actuel, comme soutien de la famille, mais aussi comme mère. Il a un ton féministe mais c’est très subtil. C’est l’un des livres que les Philippins devraient lire, c’est pour ça que je l’ai incorporé à ce titre, pour que les gens se souviennent de leur culture et de la richesse de leur littérature et de leur histoire.
Quelle est ta relation aux Philippines aujourd’hui ?
C’est chez moi. Ce sera toujours chez moi. C’est là que j’ai grandi et même si j’ai totalement épousé ma vie canadienne, une part de moi sera toujours connectée aux Philippines. C’est pour ça que je rappe dans mes langues, pour rester connectée à la Philippine en moi.
En général, quand tu ne parles pas ta langue maternelle tous les jours, tu as tendance à l’oublier. Et je ne veux pas oublier. Parfois, je remarque que j’oublie certains mots et une manière pour moi de rester connectée à mes racines est de continuer à raviver ma langue dans ma conscience canadienne.
Je vais toujours aux Philippines de temps en temps, la dernière fois, c’était en 2018 et j’espère y retourner bientôt.
Quelles sont les femmes qui t’inspirent ?
Ma grand-mère. J’ai été élevée par ma grand-mère et elle est vraiment farouche, mais aussi douce et protectrice. Je l’admire beaucoup, c’est une femme très forte. Je suis qui je suis en grande partie grâce à elle et à la manière dont elle m’a élevée en tant que femme. Elle s’appelle Maria Fernandez et c’est elle qui a inspiré mon deuxième album Urduja, qui est aussi une sorte de rôle modèle même si c’est un mythe !
« Les femmes philippines sont toujours représentées comme pudiques, dociles et soumises, comme des suiveuses et jamais des leaders »
Urduja est une princesse guerrière dans le folklore philippin, qui a vaincu son frère dans un combat pour désigner l’héritier du royaume Tawalisi détenu par son père. Urduja est devenue la cheffe de Tawalisi. C’est une figure féministe aux Philippines et un symbole anti-patriarcal. Les femmes philippines sont toujours représentées comme pudiques, dociles et soumises, comme des suiveuses et jamais des leaders. Urduja est l’opposé de tout ça. Elle ne s’est jamais mariée. Donc ma grand-mère est un peu mon Urduja, c’est mon héroïne et tout mon album parle du fait d’être son propre héros.
Un autre rôle modèle serait la princesse Diana parce qu’elle était très fragile et forte à la fois. J’admire beaucoup de femmes mais je ne pourrais pas citer un nom en particulier.
Te définis-tu comme féministe ? Si oui, comment définirais-tu ton propre féminisme ?
Oui. Mon féminisme est intersectionnel. Si on se bat pour nos droits ici en Amérique du Nord, on devrait aussi se battre pour les droits des vendeurs de rue dans les pays en voie de développement. Parfois, j’ai l’impression que le féminisme ici, en Occident, se focalise davantage sur les droits individuels que sur le collectif. On ne devrait pas penser qu’à nous parce qu’il y a beaucoup de femmes dans le monde qui n’ont pas le droit de disposer de leur corps ou accès à l’éducation.
« Je déteste l’idée qu’être féministe consiste à vouloir être un homme »
Beaucoup de gens pensent qu’être féministe signifie détester les hommes mais pour moi, le féminisme défend l’égalité entre les femmes et les hommes tout en reconnaissant nos différences. Je déteste l’idée qu’être féministe consiste à vouloir être un homme ou à voir de la force dans l’agressivité et à considérer la masculinité comme un critère de force. Je crois qu’on devrait plus s’intéresser à notre force en tant que femmes, qui fait partie de notre côté féminin. Si on peut trouver cet équilibre en nous, entre le masculin et le féminin, c’est génial.
J’aimerais qu’on se concentre davantage sur le pouvoir du féminin et qu’on ne considère pas la vulnérabilité comme une faiblesse, mais comme une force. C’est quand on est vulnérable que l’on peut être les plus empathiques envers nos sœurs qui sont différentes de nous : Blanches, Noires, Asiatiques, Indigènes… Le féminisme ne concerne pas que les femmes qui correspondent au stéréotype de la femme, mais comprend aussi les membres de la famille LGBTQ. C’est pour ça que je dis que mon féminisme est intersectionnel, il ne concerne pas un seul groupe, il est divers.
Quels sont tes projets à venir ?
Je viens de sortir mon deuxième album Urduja. J’étais censée faire de la promo et des concerts mais à cause de l’épidémie de coronavirus, tout a été interrompu. Mais ce n’est pas grave, l’album est sorti de toute façon. Je viens de sortir le clip du titre LDR (Long Distance Relationship). C’est un bon timing et ça correspond bien à ce que nous vivons en ce moment. C’est juste un clip fun avec des bonnes vibes.
Je vais sortir des collaborations avec d’autres artistes de Detroit et Los Angeles et un autre projet avec un producteur de LA. J’espère les sortir dans les prochains mois. À part ça, je me détends et je travaille à l’hôpital.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
Je trouve que Madame Rap est une excellente plateforme pour les femmes artistes hip hop. En parcourant votre site, j’ai été très impressionnée par la variété et la diversité des artistes que vous mettez en avant. Je suis vraiment reconnaissante d’en faire partie ! Le hip hop est un phénomène mondial et c’est vraiment super d’avoir une telle plateforme pour présenter le talent d’artistes de différents coins du monde.
Peut-être que vous pourriez mettre en avant plus d’artistes d’Asie du Sud-Est et d’Afrique. Beaucoup de gens là-bas ont l’impression de passer à côté de l’Occident. Mais c’est nous, occidentaux, qui passons à côté de la culture qui existe en dehors de notre bulle. On passe à côté de la créativité dans les pays en voie de développement, alors qu’il y en a tant. Ce serait cool de mettre aussi ces artistes en avant.
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© Andrew Pimento