Originaire du sud de l’Allemagne et basée à Berlin, Babsi Tollwut commence à rapper au début des années 2000. L’artiste queer et féministe nous parle de sa vision du hip hop, de son rap antifasciste et anti-patriarcal aux accents punk et de son prochain EP RAPISODEN.
D’où vient le nom Babsi Tollwut ?
L’histoire de mon nom est un peu embarrassante, mais assez drôle. J’étais très jeune, 18 ou 19 ans je crois, et j’étais à un festival près de Berlin. C’était bien avant que je ne me produise sur scène, mais je rappais déjà. J’étais un peu folle pendant ce festival et je me suis mise à mordre les biceps de tous les mecs musclés. Je crois que je me sentais provoquée par leur manière dominante et explicite d’étaler leur masculinité en se baladant torse nu. Mais je ne me souviens pas trop…
En allemand, « Tollwut » signifie la rage, cette maladie qui rend les animaux fous et leur font mordre les gens. L’un de mes colocataires s’amusait à me surnommer « Babsi Tollwut » à l’époque et après le festival, tout le monde a commencé à m’appeler comme ça. C’est devenu mon nom sur Facebook et je m’en suis servie pour sortir mes premières chansons.
Quand et comment as-tu découvert le hip hop ?
Quand j’avais 5 ou 6 ans, j’ai découvert le hip hop en écoutant le groupe de rappeuses allemandes Tic Tac Toe. Elles avaient pas mal de succès dans les années 90 et se retrouvaient en tête des sorties, à la télé et à la radio et je les adorais ! Je connaissais toutes leurs chansons par cœur et enregistrais leurs morceaux quand ils passaient à la radio.
« Au début, je ne contrôlais pas ce que j’écrivais. »
Avec ma sœur, on enregistrait aussi des cassettes en appuyant en même temps sur « play » et « record », on jouait leurs titres sur un lecteur CD et on rappait « avec elles »… J’aurais bien aimé garder ces cassettes ! C’est comme ça que tout a commencé.
Comment as-tu commencé à rapper ?
J’ai commencé à écrire des morceaux de rap quand j’avais 9 ans (peut-être même plus jeune mais les plus vieilles chansons que j’ai retrouvées datent de 1999.) Je me suis rendu compte que l’écriture était mon moyen de survivre et de gérer toutes les merdes dans ma vie. Au début, je ne contrôlais pas ce que j’écrivais quand ça sortait, c’était comme une nausée. Il y avait quelque chose en moi et soudain, ça jaillissait et ça me prenait deux minutes pour finir la chanson sans avoir rien à changer par la suite.
Je rappais seulement pour moi parce qu’il n’y avait pas de place pour une fille sur la scène rap. J’ai mis beaucoup de temps à m’emparer de la scène. Surtout parce que j’ai grandi dans une région très conservatrice de l’Allemagne, entourée de rôles de genre très rigides. Je suis montée pour la première fois sur scène en 2013 et depuis je me produis régulièrement en public.
« C’est devenu mon job à plein temps d’agacer la scène rap. »
Au départ, je rappais seulement à des soirées non mixtes et LGBTQIA+, sans aucun homme cisgenre. Pour moi, c’était très important de jouer dans ces espaces et ça m’a donné suffisamment de confiance en moi pour me confronter à la réalité et au sexisme de la « vraie » scène hip hop. Maintenant, c’est un peu devenu mon job à plein temps d’agacer la scène rap avec mes politiques queer et féministes !
Quel·le·s artistes écoutais-tu quand tu étais petite ?
En termes de rap, j’écoutais Tic Tac Toe, et un peu plus tard, à l’adolescence, Freundeskreis. Ensuite, j’ai aussi écouté du gangsta rap allemand, comme Aggro Berlin et Kool Savas. Je crois que j’aimais leur manière de provoquer la société et d’énerver les adultes qui étaient choqués par leur langage grossier. J’ai mis des années à me rendre compte que leurs textes sexistes m’insultaient et me blessaient. Quand j’étais ado, je ne voyais pas le lien entre leurs paroles violentes et moi.
« RAPISODEN est un disque très antifasciste. »
Mais j’écoutais aussi beaucoup de punk parce que là où j’ai grandi, la scène punk était la seule scène alternative qui existait. J’ai aussi très tôt écouté les vieux vinyles de mes parents, comme Patti Smith, Bob Dylan et Cat Stevens.
C’est seulement quand j’ai déménagé à Berlin à l’âge de 18 ans que j’ai découvert des concerts de rappeuses gauchistes et j’ai été très impressionnée.
Quel titre conseillerais-tu d’écouter en premier à quelqu’un qui veut découvrir ta musique ?
Je lui recommanderais sans hésiter de commencer par Fischfänger. C’est mon message le plus explicitement radical, queer et féministe contre le patriarcat et c’est aussi ma chanson la plus connue. Je crois que c’est une bonne entrée en matière parce que les auditeurs sauront tout de suite qui je suis. Si mes positions queer et féministes leur déplaisent, ils arrêteront d’écouter. En revanche, s’ils sont d’accord avec moi, ils peuvent découvrir d’autres morceaux qui parlent d’un grand nombre de sujets.
Certaines chansons sont pleines d’émotion, réfléchies et même agréables ou drôles. En général, elles parlent de ce qui me touche : des sujets politiques, comme l’antifascisme, mon combat contre des structures d’extrême-droite, le fait de vivre dans un monde capitaliste, mais elles peuvent aussi parler de choses très intimes, de relations amoureuses, du fait d’être queer, de problèmes de santé mentale et de plein d’autres choses.
Ton dernier clip Puls in Meinen Füssen est extrait d’un nouvel EP à venir. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?
Mon nouvel EP s’appelle RAPISODEN. J’ai écrit les paroles en 2020, qui a été une année complètement folle pour tout le monde, moi comprise. J’ai dû gérer plein de problèmes personnels et aussi cette vague d’extrême droite anti Covid flippante qui a émergé en Allemagne. Donc c’est aussi un disque très antifasciste.
« Il y a toujours beaucoup de colère dans mes chansons. »
Ça représente une très courte période de seulement un an mais comme cette année s’est résumée à deux confinements et à beaucoup de temps passé en introspection, l’album s’est révélé très profond et intime par certains aspects. Mais il y a toujours beaucoup de colère dans mes chansons, surtout envers l’extrême-droite et les structures patriarcales de la société et du milieu hip hop en particulier.
Il va aussi y avoir un featuring qui est très spécial pour moi, parce que j’aime beaucoup cette personne, dont le nom n’a pas encore été révélé. On avait prévu de collaborer depuis longtemps et ça s’est finalement concrétisé. Pour résumer, RAPISODEN m’est très cher, c’est un projet très boom-bap avec des samples, et putain de profond, honnête, énervé, queer et féministe.
Quel est ton rapport à Berlin et à quoi ressemble la scène hip hop là-bas ?
Ma mère est originaire de Berlin et j’y ai passé beaucoup de temps quand j’étais petite. Berlin contrastait avec le sud de l’Allemagne très conservateur où j’ai grandi. Je me suis vite rendu compte que cette ville était différente et que je pouvais y passer inaperçue. Ici, tu peux être bizarre sans te faire autant remarquer que dans le sud. Alors j’ai décidé d’y déménager dès que je pourrais et c’est exactement ce que j’ai fait. C’était une forme de soulagement.
« En tant que queer, c’était plus simple pour moi de vivre à Berlin. »
Dans le sud, je faisais partie de groupes antifas depuis que j’étais ado et on avait toujours des problèmes avec la police. J’étais impressionnée par la liberté que je ressentais en comparaison, après avoir déménagé à Berlin.
Bien sûr, la vie à Berlin n’était pas toute rose, mais je n’avais pas autant de problèmes que dans le sud. En tant que bisexuelle ou pansexuelle (je ne sais pas vraiment comment me catégoriser et m’identifie surtout comme queer), c’était plus simple pour moi de vivre ma vie à Berlin et la communauté queer a été un cadeau pour ma vie privée et pour ma musique. Surtout, faire mes premières scènes sans aucun homme cis a été très important et très libérateur pour moi.
Le hip hop est souvent présenté comme sexiste et LGBT+phobe, et pourtant de nombreuses femmes et artistes queer s’en servent comme moyen d’expression. Comment expliques-tu cette contradiction ?
Je ne vois pas ça comme une contradiction. (Ré)clamer quelque chose dont on est exclu est une forme d’activisme politique et d’empowerment. Occuper des espaces, la nuit, les rues, les murs et la scène. Le hip hop n’appartient pas aux connards. Il appartient à tout le monde ! J’adore cette culture et cette musique et si jamais je n’aime pas ce qui s’y trouve, je dois créer de nouvelles choses qui me correspondent. C’est ce que je fais et ce que font aussi de nombreux autres artistes formidables.
« Je me sers du hip hop pour me défendre contre le patriarcat. »
C’est une sorte de stratégie d’utiliser leur « langue » pour dire tout ce qui doit être dit. Je me sers du hip hop comme d’un medium pour me défendre contre le patriarcat et dire ce que j’ai à dire dans cette « langue » qu’ils utilisent contre moi.
Le hip hop aime tout le monde, le hip hop est queer, féministe et chaleureux. Tous ces affreux mecs cis se sont revendiqués du hip hop avec leur perception dégueulasse du monde. Mais le monde n’est pas comme ça. Alors nous reprenons ce qui nous appartient et montrons tous les courants différents qui composent aussi le hip hop. On a juste besoin d’être vus et entendus. Je crois qu’on est sur la bonne voie : les queer et les meufs main dans la main !
Qui sont tes rôles modèles ?
Je n’en ai pas vraiment. J’ai toujours été impressionnée par les gens qui se battaient pour leurs droits, leur liberté et celle des autres. Je n’ai jamais ressenti l’envie de ressembler à quelqu’un. J’ai uniquement été inspirée par des personnes qui restent sincères, fortes et se battent pour leurs idéaux. Contre le pouvoir de l’État, comme Rosa Luxemburg mais aussi Tic Tac Toe ou ma grand-mère. Tous ces gens m’ont influencée et inspirée et continuent de le faire chaque jour.
Comment définis-tu ton propre féminisme ?
Mon féminisme est queer et intersectionnel. Il est aussi anticapitaliste et antifasciste. Je crois que si tu te bats contre une forme de domination sur cette planète, tu dois aussi te battre contre toutes les autres.
« Mon féminisme accepte aussi les erreurs. »
Cela signifie être capable de reconnaître ses propres privilèges et trouver comment tu peux t’en servir pour créer un monde meilleur.
Mon féminisme accepte aussi les erreurs. Tout le monde fait des erreurs. Je crois que c’est normal et que c’est un processus pour comprendre qui tu es, ce que tu sais déjà et ce que tu dois encore apprendre.
Mon féminisme est basé sur la solidarité entre femmes et LGBTQIA+. Actuellement, mon but principal est de combattre l’idée capitaliste qui vise à nous mettre en compétition entre nous.
Quelles conséquences le Covid a-t-il sur tes activités ?
Ça a tout changé. En mars 2020, je devais faire la première partie de Sookee sur sa tournée et juste une semaine après le dernier concert, le premier confinement a été instauré en Allemagne. J’ai sortir mon premier album fin 2019 et j’avais une tournée prévue en 2020. Évidemment, elle a été annulée. La plupart de mes concerts ont été annulés et j’ai perdu beaucoup d’argent parce que j’avais déjà acheté des billets de train pour de nombreuses dates.
Heureusement, j’ai pu maintenir 5 dates au cours de l’été. C’était des festivals et des manifestations où j’ai eu la chance de jouer. Par ailleurs, j’ai aussi fait quelques concerts en livestream et des interviews en ligne pour des magazines, ce genre de choses.
Au final, j’ai eu plus de temps pour écrire et produire mon nouvel EP, qui sortira bientôt. J’ai essayé de tirer profit de la situation. Le gros problème reste l’argent parce que je ne gagne pas assez pour payer la production de l’EP. Là, j’ai lancé une campagne de financement participatif pour m’aider à couvrir les dépenses. Ça marche très bien et je suis super contente et impressionnée de tout le soutien et l’amour que je reçois de la part de la communauté et de mes fans. <3
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
J’adore votre site ! J’adore l’idée de découvrir des rappeuses internationales et LGBTQIA+. J’y ai déjà découvert beaucoup d’artistes et de musique que je n’avais jamais entendue auparavant. Je vous suis super reconnaissante de m’y faire figurer et j’en suis très fière. Merci ! Continuez comme ça !
Retrouvez Babsi Tollwut sur son site, Facebook, Instagram, YouTube et Soundcloud.
© Alexander Galler