Née et basée à Genève, la rappeuse, danseuse, comédienne et modèle Ana Ford vient de sortir le titre Ni mariés ni refrés, qui dézingue la masculinité toxique et la culture du viol. L’artiste maroco-suisse nous parle de ce qui la pousse à réaliser ses propres clips, de son parcours dans le hip hop, son rapport à l’écriture et ses projets.
D’où vient le nom Ana Ford ?
C’est le pseudonyme que j’utilise lorsque je joue aux échecs en ligne. Après avoir changé 4 fois de nom de scène (si ce n’est plus), j’ai opté pour Ana Ford et je trouvais que ça me correspondait bien.
Tu as commencé à rapper à l’âge de 18 ans, puis as arrêté pendant 5 ans avant de reprendre en 2019. Pour quelles raisons as-tu fait ce break ?
C’est une accumulation de choses. La raison principale qui a motivé ce choix était le fait de ne pas avoir une équipe et de ne pas avoir été bien entourée. J’ai collaboré avec des gens pas sérieux. J’ai du mal avec les promesses pas tenues, les mensonges à répétition et les propositions bizarres. C’était comme mettre des coups d’épée dans l’eau, et plutôt que de continuer à gaspiller mon énergie, j’ai préféré mettre tout ça de côté.
As-tu profité de cette période « sans rap » pour te consacrer à tes autres activités artistiques (la danse, la comédie, le mannequinat…) ?
Pas plus que d’habitude, je me consacre toujours à mes autres activités, avec ou sans le rap.
Tu viens de sortir le titre Ni mariés, ni refrés qui aborde notamment la question du consentement, de la culture du viol et de la masculinité toxique. En quoi ta musique représente-t-elle un outil politique à tes yeux ?
Chacun utilise ce qu’il a a sa disposition pour faire entendre sa voix, pour moi c’est l’écriture, la musique et l’image. C’est cool d’utiliser l’art comme intermédiaire pour aborder les sujets sensibles, interdits ou tabous de façon ludique. Tous mes morceaux ne sont pas politiques, mais bien au-delà de ma musique et de mes paroles, je pense que rien que le fait d’être une femme, de prendre la parole et d’exiger de réussir selon ses propres conditions est, en somme, un acte politique.
Tu as monté et réalisé – avec Pascal Greco – les clips de Ni mariés, ni refrés et de Baghdad, ton premier single sorti en août 2020. Est-ce un moyen pour toi de contrôler ton image et d’éviter d’être hypersexualisée ou objectifiée (ou du moins de choisir quand tu l’es) ?
Réaliser et monter, c’est une façon pour moi de m’exprimer ou d’exprimer avec des images ce qui n’est pas forcément dit dans le texte, et aussi, de poser le cadre.
Et puis, oui, c’est important que je puisse contrôler ou, du moins, avoir un droit de regard sur mon image, je considère que c’est la base. Je m’appartiens, mon corps et mon image m’appartiennent, c’est à moi, et à moi seule de décider de la façon dont j’ai envie d’en disposer et de quelle manière j’ai envie de donner à le voir. J’estime que même si je collabore avec une ou un réal qui se charge de la réalisation d’une de mes vidéos, il y aura toujours co-réalisation, personne ne pourra jamais décider à ma place de ce qui me concerne directement.
Te définis-tu comme féministe ? Si oui, comment définirais-tu ton propre féminisme ?
Je ne saurais pas vraiment le définir. À la place, je préfère raconter une histoire.
L’autre jour, il était tard, je rentrais à la maison. Un groupe de mecs passe à côté, l’un d’entre eux me raconte un truc à propos de son pull trop moche, je ne comprends rien donc je souris poliment et continue de marcher. Un autre me dit : « Oh tu veux pas que je t’accompagne aux toilettes?! » Du coup, je me retourne et lui demande gentiment si lui il n’a pas envie que je le raccompagne chez sa mère. Là, il se met hors de lui, une vraie drama queen. Ses potes le retenaient et lui était en mode « si vous me retenez pas, je vais faire une grosse bêtise ». Ridicule. Il criait et m’insultait de tous les noms, moi je continuais à marcher et à me dandiner. Je rigolais intérieurement. Le mec te manque de respect sans pression, et quand tu lui demandes gentiment si tu peux le raccompagner auprès de sa maman, il te traite de pu*e.
J’ai marché fièrement pendant 5 ou 6 secondes, après je me suis quand même tournée discrètement comme une fouine pour être sûre qu’ils ne me suivaient pas pour me taper à 10 contre 1. Bref, trop chou ces bolosses.
Quelles sont les femmes, connues ou pas, qui t’inspirent ?
Ma maman et ma grand-maman sont les deux femmes qui m’inspirent le plus. Il y a beaucoup de femmes connues qui m’inspirent mais celles qui ont le plus d’impact sur moi sont celles que je croise dans mon quotidien. Les femmes sont fascinantes.
Tu es d’origine marocaine et suisse. Quel rapport entretiens-tu avec ces deux pays ?
Ce sont mes deux maisons, c’est cool d’avoir un pied dans chacune d’entre elles. Et culturellement parlant, c’est enrichissant d’être issue de deux cultures.
Quel est ton rapport à l’écriture ? Est-ce que c’est une activité nécessaire, thérapeutique, douloureuse… Un peu de tout ça ?
Oui, je dirais un peu de tout ça ! Bien qu’elle soit salvatrice, la phase d’écriture n’est de loin pas l’étape que je préfère. Il y a mon perfectionnisme qui veut tout contrôler, ma patience qui veut écrire un son en 5 minutes, et moi qui n’arrive pas à synthétiser les idées/flows/mots/mélodies qui sont dans ma tête. Bref, quand je termine l’écriture d’un son et qu’il me plaît, c’est un tel soulagement et une telle satisfaction…
Le rap est-il ta principale activité aujourd’hui ? Si non, est-ce un objectif à terme ?
Pour l’instant non, mais le travail finit toujours par payer et j’espère pouvoir en vivre un jour tout en continuant à me consacrer à l’acting et la réalisation.
Ce n’est pas facile pour les rappeuses de se faire une place dans cette industrie. On nous prend pour des rookies, pour les apprenties des rappeurs, alors que moi je vois plutôt des enseignantes dans les talents féminins du rap qui essaient de percer aujourd’hui,qu e les médias et labels importants feignent de ne pas voir et mettent du temps à signer, à mettre en avant, et à investir sur elles. Bref, ça se réveille gentiment.
Quels sont tes projets à venir ?
Je n’aime pas parler des choses lorsqu’elles ne sont pas là. Toutefois, je peux dire que je serai sur scène à Limoges en tant que comédienne, également tout le mois de novembre au théâtre Pitoëff pour mes Genevois.
En parallèle, on continue d’avancer sur mon projet musical, j’espère décrocher quelques dates pour parfaire mon set et j’ai un autre projet secret qui ne concerne pas le rap. Pour quelqu’un qui n’aime pas dire les choses, j’en ai déjà dit beaucoup.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
Juste dire MERCI à toute la team Madame Rap. Vous offrez de la visibilité à des artistes féminines qui essaient d’émerger, on a besoin de vous alors merci d’être là pour nous.
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© Jefferson Bettini