Producteur·ice, beatmaker·euse et ingénieur·e du son non-binaire, Spoke officie sur les scènes rap queer berlinoises depuis de nombreuses années. Dans son studio Slomo, ouvert en 2018, iel enregistre et produit plusieurs rappeurs·euses phares de la capitale allemande.
L’artiste nous raconte ses débuts en tant que DJ, son attachement à la culture hip hop, les difficultés qu’iel a rencontrées pour trouver sa propre communauté et la nécessité de créer des structures dirigées par des femmes, des personnes queer et racisées dans l’industrie musicale.
Quand et comment as-tu découvert la culture hip hop ?
J’ai découvert le hip hop à l’adolescence, à la fin des années 90. J’avais beaucoup d’amis qui écoutaient du rap ou qui graffaient. Mon premier contact avec la culture s’est fait lors de soirées graffiti et en écoutant des artistes rap old school comme Bahamadia, Jean Grae, The Pharcyde, A Tribe called Quest, Queen Latifah, Missy Elliott, Jurassic 5, Heather B, ce style de vibe.
C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à collectionner des vinyles et à découvrir la dimension instrumentale du rap et l’art du sample. J’écoutais beaucoup de DJ Premier, J Dilla et DJ Vadim. La culture hip hop m’a aussi amené à découvrir la jungle, la drum n’ bass et le UK garage. C’est comme ça que j’ai décidé de devenir DJ.
Pourquoi as-tu choisi le nom Spoke ?
Mon ex-partenaire, qui m’a fortement encouragé à devenir DJ, m’a donné ce surnom à l’époque où je faisais mes premiers pas en tant que DJ à Londres.
Est-ce que tu as reçu une éducation musicale ?
Oui, j’ai pris des cours de saxo quand j’étais ado et je jouais dans le big band de mon école.
Quel matériel et logiciel utilisais-tu à l’époque ?
J’étais totalement addict aux vinyles et au départ, je jouais uniquement des disques. J’ai ensuite commencé le DJing digital avec Traktor et plus tard, j’ai exploré la production, d’abord avec Reason puis avec Ableton Live.
En termes de style, je dirais que le hip hop a été ma base depuis le tout début. Quand j’ai commencé sérieusement le DJing, j’ai été principalement influencé·e par le clubbing britannique et américain (du UK garage, du grime, de la drum n’ bass, de la jungle, puis de la juke et du footwork). J’ai vécu un an à Londres et cette expérience a largement forgé mon identité musicale.
« Il y avait 99 % d’hommes producteurs et ingénieurs du son dans les studios. »
Avais-tu des rôles modèles ?
Difficile de répondre ! Je manquais de rôles modèles en général, mais surtout de rôles modèles de femmes* et de personnes non-binaires. J’ai eu assez tôt conscience de mon identité de genre « différente ». Depuis l’enfance, j’aimais les « trucs de garçon » : je traînais surtout avec des garçons, je me reconnaissais naturellement dans leurs activités.
Ça été la même chose quand j’ai commencé le DJing et la production : j’étais dans des crews de DJs exclusivement masculins il y avait 99 % d’hommes producteurs et ingénieurs du son dans les studios où j’allais. À l’époque, il y avait très peu de rôles modèles féminins* desquels s’inspirer.
Heureusement, les choses ont commencé à changer pour moi avec l’émergence du réseau « Female Pressure » à Berlin. Les producteurs·ices femmes* et queer de la scène house et techno ont été mes premiers rôles modèles ! À l’époque, la scène musicale électro à Berlin était beaucoup plus progressiste que le hip hop et la bass music.
Tu as produit plusieurs rappeuses et rappeurs·euses queer indépendant·es comme Sorah, Nashi44, Finna, Alice Dee ou Carmel Zoum, qui figurent toustes sur Madame Rap. Comment les as-tu rencontré·es ? Est-ce tu cherches à dénicher de nouveaux talents ou est-ce que ça marche par bouche à oreille ?
C’est du bouche à oreille et aussi des contacts de longue date ! Je connais certain·es des MCs avec qui je collabore depuis de nombreuses années. Berlin est une grande ville, mais les scènes musicales ne le sont pas tant que ça, surtout quand on fait du rap politique, et nos chemins ont fini par se croiser dans certains lieux, évènements et festivals.
Tu as ton propre studio qui s’appelle Slomo. Comment l’as-tu ouvert et qu’y fais-tu ?
J’ai décidé d’ouvrir mon propre studio en 2018, de retour d’un séjour en Californie où je travaillais comme directrice technique pour un festival de musique. Cette expérience professionnelle m’a donné l’opportunité de visiter et de travailler dans certains studios et salles légendaires d’Hollywood.
« C’était important politiquement parlant de créer un espace plus safe pour les artistes femmes* et queer à Berlin. »
Je trouvais cette culture du studio aux États-Unis très inspirante, tout comme l’émergence des réseaux de productrices et ingénieures du son.
J’ai fondé mon studio parce que j’avais l’impression que c’était important politiquement parlant de créer un espace plus safe pour les artistes femmes* et queer à Berlin. Je voulais fonder une entreprise dans ce domaine qui soit dirigée par une personne queer et qui casse les rôles préétablis persistants dans cette culture du studio.
Mon travail en studio consiste à enregistrer et produire des voix, collaborer avec les artistes sur leur musique et leur proposer des services de co-production et de mixage. Le reste du temps, soit je crée des prods instrumentales pour d’autres, soit je produis ma propre musique.
De quelle prod es-tu le·a plus fière ?
Ma prochaine mixtape est le projet dont le suis le·a plus fier·e parce que j’ai osé y développer ma propre vision musicale. Depuis de nombreuses années maintenant, je travaille en second plan sur des projets, ce que j’adore vraiment, mais je ressens également le besoin de me concentrer sur mon beatmaking et c’est l’idée de cette mixtape que je vais sortir en 2022.
Le projet offre le format et l’espace nécessaires pour me focaliser sur les différents aspects de mon beatmaking, et pour explorer et définir quels ype de vibe, tempo et style j’ai envie de créer.
Comment composes-tu en général ? Est-ce que tu travailles main dans la main avec les artistes ou plutôt tout·e seul·e ?
Ça dépend complétement ! Le processus peut s’apparenter à une session, où on voit ce qui sort spontanément et où ça nous mène. D’autres fois, je pré-produis et prépare différentes boucles et versions du même morceau d’un·e artiste.
En tant qu’artiste queer, quelles sont les principales difficultés que tu as dû affronter au cours de ta carrière ?
Je crois que j’ai eu des difficultés parce que je n’avais pas de communauté à laquelle m’identifier, étant la seule personne queer et non-homme cis dans le studio la plupart du temps, mais aussi étant attiré·e par les aspects techniques et « nerd » de la production musicale plus que par le côté performance.
« Pendant longtemps, je ne me reconnaissais pas du tout dans la scène hip hop mainstream local. »
Avant de trouver mes premiers crews, mes propres cercles et rôles modèles queer, je me sentais comme un·e alien et un·e outsider. Pendant longtemps, je ne me reconnaissais pas du tout dans la scène hip hop mainstream locale à Berlin, alors je me suis reconnu·e dans la scène électro à la place.
Aujourd’hui, la scène est bien plus diversifiée et beaucoup de choses ont changé. Il existe désormais de nombreuses scènes alternatives de différents styles et identités. Ce sont des artistes locales comme Sookee et Lena Stoehrfaktor qui ont ouvert la voie.
D’un point de vue français, Berlin passe parfois pour un paradis queer. À quoi ressemble le scène rap queer là-bas ?
Je suis incroyablement reconnaissant·e que ces scènes d’artistes queer existent à Berlin ! C’est grâce au travail de nombreux·euses activistes, organisateurs·ices, artistes politiques et surtout, à la présence de la culture queer underground dans la ville.
Je ne sais pas si je dirais que cette scène se définit uniquement comme la « scène rap queer ». Oui, il y a une scène d’artistes qui s’identifient ouvertement comme queer, mais cela reste secondaire dans leur identité.
Selon moi, la scène rap queer berlinoise rassemble différents type d’artistes : certains dont la queerness est au centre de leur art et d’autres dont l’identité artistique se concentre plus sur leur musique. Je crois que ces deux branches reflètent une liberté croissante et sont un énorme accomplissement !
D’après toi, que faut-il faire pour visibiliser davantage les rappeuses et rappeurs·euses LGBT+ ?
J’ai l’impression que beaucoup de choses ont changé au cours des 3-4 dernières années ! Grâce à des artistes et des projets novateurs comme Madame Rap ou 365 MCs, on a accès à beaucoup plus de connaissances et de visibilité, c’est absolument génial ! Je suis vraiment ravi·e que ces ressources existent.
« Certains corps et identités ne sont pas signés dans les labels parce qu’ils ne correspondent pas aux standards marketing. »
Cependant, il y a deux aspects principaux qui me manquent personnellement dans cette évolution : d’abord, j’ai le sentiment que la « hype » du moment de l’industrie, ; qui consiste à pousser les artistes sous-représenté·es sur le devant de la scène, n’est pas politique. En effet, seuls certains types d’identités et de fémininités sont mises en lumière, à savoir celles qui sont « marketables » parce qu’elles correspondent à une certaine norme.
Certains corps et identités ne sont pas signés dans les labels, parce qu’ils ne correspondent pas aux standards marketing. De la même manière, je crois que la « tokenisation » des artistes queer et POC (People of Color, ndlr) est un piège très dangereux qui enferme ces identités dans une représentation et une performance marketing.
Au final, les mêmes personnes gardent le pouvoir, font de l’argent et dirigent les structures. Je crois que le véritable changement culturel peut uniquement se produire s’il y a plus de structures dirigées par des femmes*, queer et POC, qui occupent davantage de postes de pouvoir dans l’industrie. Pour moi, l’égalité consiste à occuper une place-clé afin de garantir un accès durable au pouvoir.
« Le beatmaking, le sampling et le turntablism sont une partie importante de la culture hip hop. J’aimerais qu’on y accorde plus d’attention. »
La seconde chose qui me manque est l’absence d’attention pour nous beatmakers·euses et producteurs·ices. Je sais qu’on est peu, mais coucou, on est là !
Dans la plupart des médias hip hop existants (mainstream ou féministes), hip hop = rappeurs. Le beatmaking, le sampling et le turntablism sont une partie importante de la culture hip hop, mais elle reste largement négligée par ces médias. J’aimerais qu’on y accorde plus d’attention.
C’est plus difficile pour les producteurs·ices femmes* et queer d’attirer l’attention et d’être vu·es comme artistes, par rapport aux producteurs·ices techno ou house. Pourquoi ?
Je crois que ça vient aussi des rôles sociaux genrés dans la musique en général. Le chant a traditionnellement toujours été le premier rôle à être ouvert aux femmes* par rapport à des rôles plus « nerdy » comme batteur, instrumentiste ou ingénieur du son.
Est-ce que tu estimes que ton art et ta musique sont un combat politique ?
Oui absolument, à 100 %. Je ne juge pas les autres et ne prétends pas que l’art de chacun·e doit être politique. Mais mon art est toujours politique parce que je perçois personnellement le monde comme un endroit très hiérarchisé et excluant au quotidien. Pour cette raison, j’aime travailler avec des rappeurs·euses qui ont également des textes politiques.
Quels sont tes projets à venir ?
Je finalise actuellement ma première mixtape en tant que producteur·ice, avec des MCs femmes* et queer d’exception. Ces 12 derniers mois ont été très importants pour moi en tant que beatmaker·euse et sortir ce project cette année est une étape fondamentale pour me positionner comme artiste solo.
Le deuxième gros projet qui arrive est que je vais créer du contenu informatif pour une série en ligne de producteurs·ices. J’aurai plus d’infos et de détails dans le courant de l’année. Je suis super excité·e par ce projet.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
J’aime vraiment beaucoup le projet ! Surtout le fait que ça ne se limite pas à la scène nationale en une seule langue. La dimension internationale est ce qui le rend si fort et puissant !
© Marie Poulain
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