Surnommée l’Impératrice d’Extrême-Orient, la rappeuse canado-singapourienne nous parle de son parcours dans le hip hop entre l’Asie du Sud-Est, l’Amérique du Nord et la Jamaïque, de son amour pour le reggae et de son féminisme, renforcé après qu’une des membres de son équipe a rapporté avoir été agressée sexuellement par l’artiste avec qui elles étaient en tournée.
Comment as-tu découvert le hip hop?
Quand j’étais petite, j’ai acheté un bootleg d’une cassette de Public Enemy sur un marché de Singapour avec l’argent qu’on m’avait donné pour le Nouvel An chinois. Ma famille a immigré au Canada peu de temps après et je suis tombée amoureuse du graffiti et du breakdance. J’ai toujours écrit en secret des paroles de chanson que je cachais sous mon lit.
Quand et comment as-tu commencé à rapper ?
J’ai toujours écrit des rimes mais ne les ai jamais performées en public parce que j’étais timide et, par mon éducation sino-singapourienne, découragée de faire quoi que ce soit de « créatif ». Quand je suis entrée à l’université, mon colocataire, qui était un promoteur hip hop, a eu une annulation d’un concert de rappeuses. Je lui ai dit que je pouvais rapper et il m’a donné ma chance. J’avais prévu de monter sur scène juste une fois pour me prouver que j’en étais capable. Mais j’ai décroché une pub pour MTV Canada après ce concert, et j’ai continué par la suite.
En 2005, tu es devenue la première femme à être nommée dans la catégorie « Meilleur Clip Rap » aux Much Music Video Awards au Canada. En quoi cela a t’il fait évoluer ta carrière ?
C’était le clip Split Second Time, où je décris ironiquement les stéréotypes asiatiques dans l’industrie musicale américaine – allant du kung-fu aux écolières japonaises. J’ai trouvé ironique d’obtenir de la visibilité en tant que rappeuse asiatique en utilisant justement ces clichés !
« Comme il n’y avait aucune autre rappeuse asiatique, on m’a dit que je n’étais pas vendable »
Le titre s’est retrouvé dans le top 5 aux côtés de Jay-Z, des Beastie Boys et des Roots. Cette popularité a déclenché un torrent de réactions racistes et sexistes, qui m’a appris beaucoup sur le succès et sur ce que ça pouvait coûter de continuer.
Ça n’a pas changé grand-chose dans l’industrie musicale canadienne à l’époque. Comme il n’y avait aucune autre rappeuse asiatique, on m’a dit que je n’étais pas vendable. Ça m’a appris une précieuse leçon, à savoir de rester indépendante, d’apprendre le business et de tracer mon propre chemin.
Tu es retournée à Singapour en 2015 après avoir passé la majorité de ta vie à Toronto. Pourquoi ce choix ?
En fait, j’ai grandi à Vancouver, j’ai été élevée par la communauté musicale de Toronto quand j’étudiais l’architecture à l’université, j’ai travaillé trois ans à Los Angeles avec certains de mes héros du hip hop comme RZA, Pharrell, Che Pope et Talib Kweli et j’ai vécu par intermittence en Jamaïque avant de revenir à Singapour. Un décès dans ma famille m’a fait prendre conscience du fait que j’avais passé de nombreuses années loin et j’ai senti que c’était le moment de me reconnecter à mes parents et à mes racines. J’avais eu la chance de véritablement poursuivre ce que j’aimais, et il était temps de le rendre aux personnes qui m’avaient apporté l’éducation, les espaces safe et l’amour nécessaires à une telle liberté. C’est une période très excitante pour la culture hip hop en Asie du Sud-Est et même à ce stade de ma carrière, je continue d’apprendre et de découvrir constamment de nouvelles choses.
Tu es aussi très active sur la scène reggae et as foundé le Singapura Dub Club en 2015, première structure dans le pays à organiser des événements dub, reggae et dancehall. En quoi consiste ce projet ?
En passant du temps en Jamaïque, j’ai retrouvé les racines du hip hop dans la tradition de l’art du « toasting » et suis tombée amoureuse de la culture sound system, reggae, et dancehall.
« J’ai appris l’art du spectacle grâce à des performeurs jamaïcains »
À l’époque, le hip hop mainstream était en train de devenir un business très tourné sur l’image et moins sur les textes, et j’étais emballée par les sessions dub où les paroles et le freestyle avaient toujours cette dimension brute. Grâce à des performeurs jamaïcains, j’ai appris l’art du spectacle et comment surfer sur l’énergie de la foule quand j’étais au micro.
Quand je suis revenue à Singapour, j’étais nostalgique de la Jamaïque, mais au lieu de m’en plaindre, j’ai décidé d’organiser des événements et de rassembler une communauté qui pourrait amener ces vibes dans mon pays. Avec le Dub Club, nous avons pu faire venir à Singapour pour la première fois des artistes comme Sister Nancy, Johnny Osbourne, Conkarah et Tippa Irie.
Peu de temps après, j’ai découvert que les Asiatiques étaient obsédés par la nourriture et la cuisine, alors j’ai lancé Suka Suka Sauce, la première marinade jamaïcaine 100 % naturelle au monde, cultivée et testée en Asie du Sud-Est. Je commercialise cette sauce afin de promouvoir des artistes underground qui ne passent pas sur les radios mainstream en Asie.
Si quelqu’un ne connaît pas ta musique et veut la découvrir, quel titre lui conseillerais-tu d’écouter en premier ?
Warriors Tongue, parce que j’aspire à faire de la musique qui fasse se sentir courageux. Je trouve que ce morceau mélange à la fois mes influences hip hop et reggae, avec un gros rythme de batterie qui vous fait sentir comme un guerrier, que ce soit au travail ou au combat.
« Je célèbre d’autres femmes singapouriennes incroyables qui ont repoussé les limites »
Ce titre a aussi été remixé pour la bande-annonce officielle de Fast & Furious 8, ce qui pour moi, reflète mon côté business. Les gens sous-estiment souvent les artistes indépendants, mais j’aime jouer dans la même cour que les plus grands avec mes propres plateformes.
En termes de clip, je pense que Time Wastin’ représente bien ce qui se passe dans ma tête. L’Asie a une vision conservatrice et range les femmes dans certaines cases (de gentilles filles qui portent des robes à froufous, des demoiselles en détresse.) Dans ce clip, j’incarne mon surnom d’« Impératrice d’Extrême-Orient » et célèbre d’autres femmes singapouriennes incroyables qui ont repoussé les limites avec leur structure et utilisé leurs plateformes pour s’exprimer. Je suis aussi comme une enfant qui aime s’amuser : en voyant les filles singapouriennes de la communauté dancehall dans le clip, les gens conservateurs se sentent à la fois gênés et fascinés, et c’est ce qui me plaît dans ma vie et mon art.
Tu as collaboré avec la rappeuse malaisienne Supa Mojo en 2019. Comment vous êtes-vous rencontrées et comment avez-vous décidé de travailler ensemble ?
J’ai rencontré Supa Mojo en tant que B-Girl, et je soutiens aussi les autres femmes dans le hip hop. La deuxième fois que je l’ai vue, j’étais à une expo d’art et soûle… J’ai acheté une de ses œuvres sans savoir qui elle était et je ne m’en souvenais pas après. Le lendemain, j’ai dû la revoir pour récupérer l’œuvre et on a sympathisé. En tant que personne, elle est très humble et gentille mais en tant qu’artiste, elle a ce côté explosif et une force sur laquelle il faut compter. Je respecte énormément ça chez elle et j’ai eu envie de lui proposer des collaborations musicales et artistiques.
Qui sont tes rôles modèles ?
Lauryn Hill, Yuri Kochiyama, Rihanna et l’impératrice chinoise Cixi.
Te définis-tu comme féministe ? Si oui, comment définirais-tu ton propre féminisme ?
Quand j’ai commencé dans ce business, on me demandait toujours dans les interviews « qu’est-ce que ça fait d’être une femme qui rappe ? » et ça m’agaçait parce que je voulais juste être reconnue en tant qu’artiste. Mes fans filles m’ont confié avoir des pensées suicidaires, des problèmes d’identité, être victimes de sexisme et d’autres problèmes que les femmes rencontrent aujourd’hui.
« L’une des membres de mon équipe a été agressée sexuellement par l’artiste avec qui j’étais en tournée »
J’ai passé des années à travailler à Hollywood où on me faisait tout le temps des remarques sur mon apparence ou sur combien on voulait avoir une relation avec moi. Je me suis rendu compte, que ça me plaise ou non, que j’avais une plateforme pour parler au nom d’autres femmes qui ne pouvaient peut-être pas faire entendre leur voix.
Plus récemment, l’une des membres de mon équipe a été agressée sexuellement par l’artiste jamaïcain avec qui j’étais en tournée quand on était en Australie. Je me suis retirée de la tournée et les promoteurs ont continué, sans chercher à nous fournir une assistance juridique, médicale ou un logement. Une fois qu’on a déposé plainte, j’ai dû faire face à des critiques du style « elle a été virée de la tournée et elle a inventé cette histoire parce qu’elle est aigrie ». Ironiquement, c’est ma structure qui a aidé à monter la tournée de cet artiste, alors comment je me serais virée de ma propre tournée ?
Six mois plus tard, on attend toujours les suites de l’enquête, mais après beaucoup de recherches, on m’a dit que les affaires de viol aboutissaient rarement à des condamnations. Des hommes m’ont conseillé de protéger ma réputation et de ne pas en parler et j’ai vu un nombre incalculable de commentaires en ligne disant que « les femmes qui crient au viol veulent juste de l’argent. » C’est le monde dans lequel on vit aujourd’hui, donc je crois absolument en l’égalité des sexes et je suis féministe.
« Tant que les disparités subsistent, je continuerai de dénoncer les injustices »
Une femme sur trois risque d’être agressée sexuellement, la moitié des femmes et des enfants dans le monde ne savent ni lire ni écrire… Tant que ces disparités subsistent, je continuerai de faire de mon mieux pour être un exemple, m’engager dans l’éducation aux arts pour les droits des filles, dénoncer les injustices, et ne pas m’excuser d’être l’Impératrice d’Extrême-Orient pour rappeler aux femmes leur propre royauté intérieure.
Quels sont tes projets à venir ?
J’ai été confinée chez moi en Malaisie pendant trois mois et vais sortir une mixtape, dont le titre provisoire est Freedom Fades Away, qui rassemble des morceaux que j’ai faits pendant cette pandémie de Covid19. J’ai hâte de sortir le titre Rebel Soul Jah à l’automne, qui, je crois, reflète bien ce pour quoi je me bats en tant qu’artiste et en tant qu’individu.
Que penses-tu de Madame Rap ? Des choses à changer/améliorer ?
Je trouve que c’est génial qu’une telle plateforme existe. Parfois, je vois que les projecteurs sont seulement braqués sur les rappeuses hypersexualisées et ça me gêne qu’on ne montre pas plus de diversité. Je crois que cela dénature notre perception de ce que les femmes dans le hip hop devraient faire ou de ce à quoi elles devraient ressembler, alors qu’en vérité le hip hop est une culture inclusive qui a tellement de couleurs différentes.
À changer ou améliorer ? On construit et grandit tous – organiser un festival de rappeuses et inviter toutes ces femmes sur votre site à se rencontrer, se connecter et collaborer. Il y a tant de puissance à voir des reines soutenir d’autres reines. Ou devrais-je dire, à voir des impératrices soutenir d’autres impératrices.
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